Revue de presse philosophique semaine du 02/10/2023

Approche philosophique des évènements politiques et sociétaux français.

Semaine du 2 au 8 octobre 2023

    Jeudi 28 septembre, devant l’Assemblée de Corse, Emmanuel Macron a annoncé vouloir bâtir une « autonomie à la Corse ». Même si autonomie n’est pas synonyme d’une souveraineté totale (la Corse resterait sous la présidence de la république française), cette annonce est un pas en avant vers les nationalistes corses qui, depuis 1769 (date à laquelle la Corse passe sous administration française), ne cessent de réclamer plus d'indépendance. Cette annonce a par ailleurs pour but d'apaiser les tensions entre la Corse et le gouvernement survenues après l'assassinat en 2022 d'un membre du Front de libération nationale corse (FLNC), Yvan Colonna, alors incarcéré pour l’assassinat du préfet de Corse Claude Erignac.

    La prise de parole d’Emmanuel Macron s’inscrit dans son chantier de décentralisation de la France, commencé il y a six ans. Le 4 octobre dernier, il rappelait les difficultés d’organisation nationale dues aux concurrences entre les collectivités territoriales (communes, départements, régions) et l’État mais aussi entre elles. Le président souhaite une « vraie décentralisation » en donnant plus de responsabilités aux élus locaux. Pourtant, à part quelques tentatives ou lois trop techniques, aucune mesure concrète ou suffisante n’a été proposée pour le moment. Un « Projet de loi constitutionnelle pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace » avait été annoncé et présenté en 2018 par le premier ministre. Mais l’affaire Benalla lui avait fait de l’ombre, au point que cette loi n’a jamais vu le jour. En plus de cela, la loi dite « 3DS » (décentralisation, différentiation, déconcentration et simplification) devait donner plus de « marges de manœuvres » aux élus locaux, mais elle ne présente que des mesures techniques sans changement radical.

    Le plus frappant est le décalage entre la volonté décentralisatrice du président français et la gestion très centralisée du pays et l’utilisation excessive de certains articles de la Constitution pour faire passer en force des réformes impopulaires. Depuis le début de son second mandat en 2022, le gouvernement a utilisé l’article 49.3 de la constitution à douze reprises, ce qui lui a permis d’adopter plusieurs projets de loi sans le vote de l’Assemblée. Lors de la réforme des retraites, l’article 47.1 avait aussi été employé pour raccourcir le temps d’examen du projet de loi. C’est aussi le cas de l’article 40, qui était venu encadrer la capacité des députés à amender lors de cette réforme.

    L’année 2023 a aussi été marquée par l’affaiblissement des contre-pouvoirs. Le gouvernement Macron a tenté de dissoudre le collectif des Soulèvements de la Terre, contre-pouvoir écologiste, qui a fait plusieurs fois barrage à des projets d’artificialisation des sols ou d’accaparement de ressources naturelles. Nous pouvons aussi rappeler la dureté avec laquelle le gouvernement a réprimé tout mouvement de contestation. Les épisodes des gilets jaunes, de la réforme des retraites ou des émeutes à la suite de la mort du jeune Nahel nous rappellent que le gouvernement est peu soucieux d’écouter l’opposition ou la colère grandissante de certains quartiers défavorisés. La passivité du gouvernement a aussi été douloureuse pour les contre-pouvoirs. D’abord le silence lorsqu’Anticor, association de lutte contre la corruption dans le monde politique, a perdu son agrément, c’est-à-dire sa capacité à représenter la société lors de procès liés à des affaires de corruption. Puis la passivité lorsque des milliardaires, comme le très conservateur et catholique Vincent Bolloré, continuent d'absorber les médias un par un et à placer leurs pions et leurs idées (affaire du Journal du Dimanche).

    Les contre-pouvoirs sont nécessaires à toute démocratie, ils participent à l’équilibre politique en rappelant à l’autorité politique qu’elle doit rester légitime dans ses actions. Il existe donc un paradoxe entre la volonté de décentraliser pour sauver la démocratie et l’exercice d’un pouvoir qui amenuise les outils déjà existants de la démocratie.

     

    La France : un pays centralisé

    Puisque les actes parlent plus que les mots, il nous faut nous focaliser sur ce que promet réellement Emmanuel Macron en termes de décentralisation et d’autonomie. Comme nous l’avons mentionné précédemment, le projet de décentralisation, mis sur la table il y a déjà six ans, ne contient aucune mesure concrète. Le président annonce beaucoup de choses, mais la réalité nous montre bien que la société ne se transforme pas dans le sens de ses promesses. Tout d’abord, beaucoup de maires démissionnent, ne se sentant pas soutenu par l’État et n’ayant pas assez de pouvoir local. Ensuite, il suffit de voir l’épaisseur du code général des collectivités territoriales, qui fait plus de 1500 pages, pour constater l’ampleur du problème. Les collectivités sont sous la tutelle de l’État. Toute prise de décision est sous le contrôle de la loi, selon les conditions prévues par la loi. Les collectivités locales se retrouvent donc parfois dans des situations où elles souhaitent prendre des initiatives qui ne rentrent pas dans le cadre de la loi parce que celle-ci, émanant d’une gestion trop centralisée du pouvoir, ne prend pas en compte la réalité de terrain. L’État peut actuellement reconnaître les compétences d'une collectivité territoriale, dans un domaine précis, uniquement si celle-ci lui en fait la demande. Aucune dérogation à la règle ne peut se faire sans cette délégation du pouvoir du haut vers le bas, ce qui peut ralentir ou stopper des procédures parfois essentielles au bon fonctionnement de la vie locale.

    Emmanuel Macron ne semble donc pas faire tout le nécessaire pour libérer les élus locaux de cette tutelle. Selon le Régional Authority Index, la France est l’une des démocraties les plus centralisées de ces trente dernières années. Les collectivités locales ont moins de pouvoir que dans les autres pays d’Europe. Comme nous le rappelle Benoît Floc'h dans le journal Le Monde, « leurs dépenses ne représentent en outre que 12 % de la richesse du pays, quand la moyenne européenne est de 17,9 % du produit intérieur brut ».  La Cour des comptes, dirigée par Pierre Moscovici, critique le manque de stratégie claire des derniers gouvernements qui légifèrent sans avoir de ligne directrice claire. Si Emmanuel Macron a conscience de l’importance d’une décentralisation politique, son exercice du pouvoir démontre l’inverse. Est-il vraiment convaincu des bienfaits de la décentralisation ou a-t-il une autre idée en tête ? S’il n’est pas convaincu, de nombreuses études démontrent bien la nécessité de la décentralisation. En plus d’un regain de confiance en la politique (71 % des Français font confiance au maire de leur commune, contre 49 % à leur conseiller régional et 40 % à leur député), la décentralisation du politique permet de réduire les inégalités entre les différentes régions.

     

    Décentralisation et fédéralisme

    Joseph Proudhon, figure de l’anarchisme, prônait le fédéralisme comme solution politique. Selon lui, le fédéralisme, signifiant la décentralisation du pouvoir et la responsabilité politique locale, est le meilleur moyen de concilier deux aspects qui concernent chaque gouvernement : la liberté et l’autorité. Le fédéralisme permet aux habitants de chaque canton ou commune de conserver un pouvoir politique important, puisque acteurs des décisions qui les concernent. Plus la centralisation est importante, plus l’autorité, utile à la liberté de chacun, s’affaiblit. Le pouvoir doit être divisé, distribué, pour que les autorités locales possèdent davantage d’autorité politique. De plus, toujours selon Proudhon, un contrat politique se doit d’être à la fois « synallagmatique » (bilatéral) et « commutatif » (chacun s’engage à donner l’équivalent de ce qu’il reçoit en retour). Un gouvernement centralisé est, au contraire, plus proche d’un contrat « onéreux », puisqu’il oblige un seul des deux parties à donner quelque chose, mais aussi aléatoire, car les contractants ne sont pas assurés de ce qu’ils vont recevoir en retour de leur engagement. Le fédéralisme assurerait donc aux individus la souveraineté et plus de liberté. Tout comme le chef indien des sociétés sans État, décrites par l’anthropologue Pierre Clastres dans La Société contre l’État, le gouvernement ne pourrait reprendre l’autorité aux communes qu’en temps de guerre, là où il se doit d’exercer le pouvoir militaire pour assurer leur protection.

    La vision de Proudhon est radicale. Il est selon lui ridicule de parler de séparation des pouvoirs si cela consiste à distribuer le pouvoir entre quelques ministres. Le pouvoir politique doit être attribué aux communes. Ce n’est qu’en redistribuant le pouvoir que l’on pourra responsabiliser les individus. En effet, l’exemple de notre démocratie moderne semble très éloigné d’un pouvoir citoyen. La confiance dans la politique et ses acteurs est faible, les Français ne vont voter qu’une fois tous les cinq ans pour un président qui, grâce à la Constitution française, possède une autorité politique conséquente. Lors des élections législatives de 2022, le premier « parti » était l’abstentionnisme. Peu de citoyens s’intéressent à une organisation du pouvoir où ils ne se sentent pas concernés. Le Sénat est à l’image de cette distanciation entre les habitants et le pouvoir politique. Les sénateurs sont élus par de grands électeurs (élus municipaux et départementaux). Nous pourrions répondre à cela que les grands électeurs sont élus directement par le peuple, mais la réalité est que les élections municipales subissent elles aussi un fort taux d’abstentionnisme (54.5% au premier tour en 2020).

    Que l’on parle de fédéralisme ou de décentralisation, le pouvoir local est une solution pour recréer du lien entre les citoyens et la politique. Le débat, les assemblées et associations locales sont les principales sources de démocraties, car elles donnent plus de pouvoir aux individus. Il reste donc à voir si de véritables changements dans la Constitution se feront dans le sens d’une décentralisation du pouvoir. Pour le moment, ils ne sont qu’au stade de promesses.

     

    Références