Revue de presse philosophique semaine du 30/10/2023

Approche philosophique des évènements politiques et sociétaux français.

Semaine du 30 octobre au 5 novembre 2023

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    Cette semaine, nous traiterons de la comparution du ministre de la Justice, Éric Dupond-Moretti, devant la Cour de justice de la République (CJR) du 6 au 17 novembre 2023. Le ministre en exercice est accusé de prise illégale d’intérêt pour avoir usé du pouvoir lié à sa fonction pour régler des conflits qu’il a eu avec certains magistrats avant sa nomination, lorsqu’il était avocat. Nous reviendrons à la fois sur les détails des accusations dirigées contre lui ainsi que sur son comportement et ses prises de parole. Comme nous avons l’habitude de le faire dans nos articles, il s’agira ici de vérifier la cohérence des agissements du ministre, notamment à la lumière de l’exemplarité de la justice qu’il souhaite défendre face à des méthodes qu’il nomme « barbouzeries ». Nous reviendrons sur ce terme pour traiter du sujet de la justice et de la cohérence des actes du Garde des Sceaux.

     

    L’affaire

    Éric Dupond-Moretti, avant d’entrer au ministère de la Justice, a construit une carrière d’avocat qui le fit connaître du grand public. Déjà en guerre contre une certaine magistrature, qu’il qualifiait alors « d’institution de faux-culs, petit monde de l'entre-soi et de l'irresponsabilité », il fut connu, en qualité d'avocat, pour avoir obtenu un nombre record d’acquittements, au point que certains dans son milieu le surnommaient « Acquitattor ». Plusieurs affaires ont marqué sa carrière d’avocat dont l’affaire Balkany, le procès du frère du terroriste Mohammed Merah, l’affaire d’Outreau ou encore le procès de l’assassinat du préfet Erignac.

    En juillet 2020, Éric Dupond-Moretti est nommé Garde des Sceaux (ministre de la Justice) par Jean Castex, Premier ministre sous Emmanuel Macron. Une partie du corps des magistrats dénonce alors une « guerre » déclarée par le nouveau ministre. Pour comprendre cette tension entre Dupond-Moretti et ces magistrats, il faut remonter quelques années en arrière.

    En 2014, l’ancien président Nicolas Sarkozy, et son avocat de l’époque Thierry Herzog, sont soupçonnés d’avoir corrompu un magistrat de la Cour de cassation, Gilbert Azibert, pour obtenir des informations sur l’affaire Woerth-Bettencourt, affaire dans laquelle trempait l’ancien trésorier de l’UMP. Dans le cadre d’une autre affaire qui concernait aussi l’ex-président, celle des financements libyens de la campagne présidentielle de Sarkozy, les écoutes judiciaires font état de conversations entre Nicolas Sarkozy et Thierry Herzog qui témoignent d’une tentative de corruption du magistrat Gilbert Alizert. C’est « l’affaire Bismuth », nommée ainsi en référence à Paul Bismuth, faux nom assigné à la ligne téléphonique ouverte par Thierry Herzog pour Nicolas Sarkozy afin de déjouer les services de police. Pendant cette nouvelle enquête, les enquêteurs découvrent que Nicolas Sarkozy a été informé de sa mise sur écoute et cherchent à dénicher la taupe à l'origine de cette fuite. Les magistrats demandent alors les « fadettes » (factures détaillées) d’une soixantaine de lignes téléphoniques en lien avec les deux protagonistes parmi lesquelles figurent celles d’Éric-Dupond-Moretti. Ce n’est qu’en juin 2020, soit peu avant la nomination d’Éric-Dupond-Moretti à la Justice, que cette affaire éclate. En colère, ce dernier dénonce des « méthodes de barbouze » et souhaite porter plainte contre les magistrats en charge de l'affaire. Le ministre de la Justice retirera sa plainte peu après sa nomination mais demandera le 18 septembre 2020 qu'une enquête soit ouverte à l’encontre des trois magistrats à l’origine de l’affaire des « fadettes ». En réaction à cela, l’association de lutte contre la corruption Anticor et les trois principaux syndicats de magistrats portent plainte pour « prise illégale d’intérêt » contre le Garde des Sceaux.

    En plus de cette affaire, Éric Dupond-Moretti est pointé du doigt pour avoir exercé des pressions à l’encontre d’Edouard Levrault, juge anticorruption détaché à Monaco, qu’il connaissait bien puisqu’il avait défendu des clients mis en examen par ce juge. Après des révélations faites par Levrault dans un média, Éric Dupond-Moretti, alors ministre, enclenche contre lui des mesures disciplinaires pour avoir « manqué à ses devoirs de réserve et de délicatesse » et « porté atteinte à l’image et au crédit de la justice française ». Cependant, le Conseil supérieur de la magistrature n’a rien trouvé à lui reprocher et le blanchit le 15 septembre 2022.

    Pour ces deux situations de conflit d’intérêt, le ministre de la Justice comparaît donc en ce moment face à la CJR, seule institution capable de juger un ministre en exercice. Cependant, ce procès est aussi dénoncé et pourrait lui aussi faire l'objet de "conflit d'intérêts". Tout simplement parce que la CJR est composée à la fois de trois magistrats de la Cour de cassation, donc nommés et dirigés par le Garde des Sceaux, mais aussi de douze parlementaires (six députés et six sénateurs) qui sont, de par leur fonction, des pairs de l’accusé. Ce procès mélange donc la conviction politique des juges et leur fonction judiciaire. Cela ne signifie pas que ce procès tournera à l’avantage du Garde des Sceaux puisque, parmi ces parlementaires, plusieurs appartiennent à des familles politiques très critiquées par le ministre de la Justice (notamment les Insoumis et le Rassemblement National). Pour une véritable partialité et un exercice correct de la justice, les magistrats ne devront pas subir la pression du ministre de la Justice et les parlementaires devront mettre de côté leurs différents ou leurs affinités politiques.

     

    Barbouzeries

    En se penchant sur son étymologie, nous découvrons que le terme « barbouze » est un dérivé de barbe. Sa définition varie, elle renvoie à la fois à un agent d’un service secret de police ou de renseignement, mais peut aussi désigner celui qui exécute des basses œuvres. Ce qualificatif a été employé par le ministre de la Justice pour dénoncer les enquêtes menées par les trois magistrats du parquet national financier (PNF) qui ont épluché ses factures téléphoniques. Mais est-ce véritablement un acte de barbouze ? Si nous nous en tenons aux faits, ces magistrats n’ont fait qu’examiner toutes les factures téléphoniques de l’entourage de Nicolas Sarkozy et de Thierry Herzog pour dénicher la taupe qui avait révélé leur mise sur écoute lors de l’affaire Bismuth. Or, Éric Dupond-Moretti était un ami de l’avocat Thierry Herzog et s’est même affiché avec lui alors qu’il était condamné pour corruption dans cette affaire. N’est-il pas alors paradoxal de la part d’Éric Dupond-Moretti d’accuser les magistrats de barbouzerie pour avoir mené une enquête en toute légalité alors qu’il s’affiche lui-même avec une personne accusée d’une véritable barbouzerie ?

    Le ministre de la Justice est connu pour ses prises de paroles parfois exagérées et de ses démonstrations où il peut « s’emballer ». Mais, en employant ce terme, il discrédite l’exercice de certains membres de la justice française alors que ceux-ci n’ont commis aucune faute. Il n’est pas anodin d’utiliser des termes aussi virulents. Seulement, malgré le blanchiment de ces magistrats, ce terme de barbouze demeure dans nos esprits et son emploi à l’emporte-pièce reste autorisé. Pourtant, le ministre de la Justice ne s’emporte pas de la même manière face à des méthodes toute aussi "barbouzes" lorsqu’elles émanent de ses collègues ou du gouvernement pour lequel il travaille. Nous ne l’entendons pas crier « à la barbouzerie ! » lorsque plusieurs militants écologistes sont mis sur écoute, lorsque la police procède à des arrestations abusives, lorsque son gouvernement, faute d’arguments politiques suffisants pour convaincre et former une majorité, fait sans cesse recours au 49.3, lorsque des projets autoroutiers impopulaires sont tout de même mis en place, lorsque les promesses politiques (banlieues, écologie) ne servent qu’à "faire semblant" et par là même ne débouchent sur aucun engagement ferme et concret. L’accusation de barbouzerie est unilatérale dans la bouche de Dupond-Moretti. Elle désigne ceux qui se sont opposés à lui alors que sa fonction est d’assurer le maintien de la justice. Or, la Justice ne soucie pas de ce qui est bon pour soi ou de ses intérêts personnels, mais de ce qui est bon pour l’ensemble d’une société. La partialité des accusations du ministre de la Justice n'honore pas sa fonction.

     

    Nécessité de l’égalité devant la loi

    Éric Dupond-Moretti dit avoir un rapport « charnel » avec la justice et souhaite restaurer la confiance des Français en elle. Mais pour cela, il faudra réinstaurer un principe fondamental qui est l’égalité devant la loi. Lorsqu’il utilise le mot « barbouzerie » pour décrire l’enquête des écoutes qui a mené à l’investigation de ses factures, le ministre n’accepte clairement pas les décisions de la justice lorsqu’elles s’appliquent à sa personne. Mais la justice représente justement l'acceptation de règles communes. Si le ministre n’est pas satisfait de la procédure, alors il doit faire voter une loi pour limiter les enquêtes au nom du respect des données personnelles. Les magistrats en question n’étaient pas dans l’illégalité lorsqu’ils ont enquêté, ainsi le ministre connaissait les règles du jeu mais n’a pas apprécié qu’elles s’appliquent à sa personne. En France, aucun citoyen ne peut se soustraire à ses obligations légales et encourt des sanctions s’il le fait. Le français lambda n'a pas, lui, les moyens financiers et le réseau de connaissances nécessaire pour faire acte de barbouzerie et exercer ainsi une pression sur les magistrats qui agissent pourtant en toute légalité.

    Nous pouvons faire le lien entre cette conception de la justice et les promesses faites par les candidats à l'élection présidentielle. Emmanuel Macron affirmait en 2017 qu’un ministre mis en examen a le devoir de quitter sa fonction. Or, le Garde des Sceaux n’a pas été mis à l’écart alors qu’il comparaît devant la CJR. Au contraire, le président a affiché son soutien sans concession. Ce revirement est à l'image de l'idée que le Garde des Sceaux se fait de la justice. Il en accepte les règles sauf lorsque celles-ci s'appliquent à sa personne.

    Comment un Français peut-il faire confiance en la politique et la justice de son pays lorsque les promesses qui sont faites ne sont pas tenues et lorsqu’il doit lui-même se conformer à des règles que d’autres, par leur influence, peuvent contester ? Le procès décidera de la culpabilité ou de l’innocence du ministre de la Justice dans cette affaire de « prise illégale d’intérêts ». Même si le ministre est innocenté, il reste que son comportement manque sérieusement de partialité et sort du cadre de ses fonctions. En tant que ministre, il est responsable de la bonne conduite de l’appareil judiciaire. Mais il reste aussi un citoyen qui, comme nous tous, doit se plier aux lois de la République.

     

    Référence