Introduction
À l’heure de la déconstruction des codes et des normes sociétales dans les sociétés occidentales, l’élégance masculine, et notamment son vêtement, se trouve déchue de son pinacle pour représenter davantage aujourd’hui les vestiges de l’ancien ordre autoritaire, du pouvoir dit patriarcal s’exerçant dans le domaine privé comme le foyer ainsi que dans le domaine public. L’homme déconstruit doit s’extirper de son costume qui brime sa liberté de pensée, symbolisant à la fois la soumission de l’employé à son patron, mais également la domination de l’homme sur la femme en accordant au premier une importance et une prestance intimidante. L’homme doit alors refuser la culture du costume qui affirmait les idées du passé tout en favorisant l’uniformisation de l’apparence à travers le trois-pièces qui engonçait le corps et les idées pour maintenir la masse sous contrôle.
Peut-être fallait-il un Mai 68, une révolution sociale et politique de grande ampleur, marquant un refus de l’autorité instituée pour que l’élégance masculine devienne véritablement ce qu’elle est, et réalise par là son essence. Le costume s’érige maintenant comme une contre-culture et redevient un puissant moteur de l’expression de soi, de considération pour autrui et de libération de l’âme. En dépassant sa propre antithèse de l’uniforme militaire totalitaire, le costume renaît de ses cendres tout en conservant les traces de son passé et de son histoire pour participer désormais à l’émancipation des hommes. Une nouvelle révolution pacifique et intempestive est déclarée à travers l’élégance.
Il s’agit d’une révolution sans violence, car après le procès des totalitarismes, les idées doivent trouver de nouveaux médiums pour s’incarner, autrement que dans le bruit des bottes et dans la harangue des foules. Le costume est l’incarnation d’une idée. Certes, il reste un moyen d’affirmer son individualité retrouvée ou reconquise en arborant une variété quasi-infinie de couleurs, de formes, de motifs et de coupes dans le vêtement, mais il s’agit là d’une individualité repensée à l’aune de la considération morale pour l’autre.
En effet, lorsque je prends du temps pour m’habiller devant le miroir, je me préoccupe de ce que les autres vont penser de moi, non pas dans une forme d’orgueil, mais bien plutôt, je me pose la question : « Arriverai-je à leur donner quelque chose de beau à voir ? ». Si tel est le cas, je leur donnerai quelque chose d’intelligent à penser, quelque chose de moral à accomplir. S’offrir aux autres d’une manière si authentique, si inactuelle, si flamboyante, c’est sincèrement se préoccuper d’eux, être dans le souci de l’autre, quel qu’il soit. Nous nous contemplons nous-mêmes très peu au final durant la journée ; hormis quelques vaniteux qui passeront leur temps à s’admirer dans la glace, se gargarisant de leur propre enveloppe ayant pour seul mérite de cacher une vacuité crasse. Ainsi, le message que j’envoie en portant le costume est le suivant : je respecte l’humanité de mon prochain peu importe son histoire, son passé, ses convictions. Je veux simplement et sincèrement rendre hommage à son humanité. Je ne choisis pas les personnes qui verront mon beau costume et celles qui ne le méritent pas, je m’offre à la vue de tous, vulnérable aux attaques aux quolibets, car je ne préjuge rien sur eux, mais les aime de manière indéfectible et résolue. Nous pourrions parler ici d’agapè, c’est-à-dire, selon Platon, d’amour désintéressé pour le genre humain, ou d’amour charitable si l’on se réfère aux vertus du christianisme. L’élégance est sans doute le vecteur le plus puissant de l’agapè entre les hommes.
L’élégance spiritualise la matière inerte, le tissu du vêtement. Par l’élégance, on se donne à nous-mêmes une forme qui nous permet de nous tenir dans le monde, de l’habiter authentiquement et de s’ancrer en lui, finalement de le vouloir. Nous pouvons rappeler le concept aristotélicien du Kalos kagathos ; En effet, dans la conception grecque du bien, la beauté va toujours de pair avec la vertu morale. Sans entrer dans des considérations métaphysiques, il est au moins concevable que porter un beau costume assorti d’une belle cravate, d’un pantalon et de Richelieus nous oblige à être à la hauteur de l’image que l’on renvoie. D’abord en faisant preuve de politesse, condition préalable à toute démonstration de vertu, mais également ensuite en arborant un sens moral promouvant le respect d’autrui. Ainsi, nous pourrons nous montrer dignes de la noble matière qui recouvre nos épaules.
Comme une invitation érotique au beau, le costume nous séduit et nous invite à magnifier notre identité à travers lui pour se désembourber de cet état de désœuvrement dans lequel est jeté l’homme moderne. Un désœuvrement qui caractérise selon Agamben la cessation de l’œuvre originale de l’existence humaine, l’errement erratique d’un être en déréliction devenu le spectateur de sa propre vie. L’élégance masculine est une remise en œuvre de l’homme qui reprend le contrôle de ses facultés vitales par l’enthousiasme procuré par le fait de s’habiller élégamment. Organiser le beau que l’on a la volonté de produire, nous permet de dépasser le désœuvrement et de reprendre goût au monde.
Mais alors, comment l’art de porter le costume élégamment amène l’homme à la réalisation et à l’expression de soi dans le cadre de la moralité ? Nous explorerons ici quelques enjeux importants philosophiques de la res sartor.
Alain, ou Le costume qui porte l’homme
Le philosophe Alain écrit ainsi dans le Système des beaux-arts : « Il y a certes un art de porter le costume ; mais le costume aussi porte l'homme ». Le costume est une substance qui permet à notre corps de prendre forme, de le spiritualiser et d’en prendre possession dans ce que nous pourrions appeler une entéléchie esthétique, comme si l’homme ne pouvait être parfaitement accompli qu’en apparaissant arborant un beau costume qui lui donne une forme agréable au sens des autres.
L’art sartorial est à la fois une technè et une esthétique. Le vêtement sartorial n’est pas une création issue de la pure imagination d’un artiste cherchant l’originalité à tout prix pour se démarquer. Sa production par les tailleurs suit un processus précis (surtout en grande mesure) et nécessite une technique et une habileté particulières. Ensuite, vient le temps des ornementations, des éléments originaux et distinctifs, des nouvelles idées, mais avant d’être un artiste génial, le tailleur est un artisan talentueux. « La loi suprême de l'invention humaine est que l'on n'invente qu'en travaillant. Artisan d'abord », écrit Alain.
Le costume est une œuvre si singulière dans l’univers esthétique, à la fois art en repos, car le vêtement est inerte exposé sur le cintre ; mais également art en mouvement, car il ne déploie sa beauté que lorsque il se trouve porté par la bonne personne. Bien sûr, il appartient aux tailleurs de se faire artistes en ajoutant un supplément d’âme à sa création pour la spiritualiser. Toute la subtilité de la tâche est de ne pas achever le costume, car cela le tuerait et ferait de lui un simple ornement, et comme l’écrit Alain : « Le mauvais goût n'est peut-être que la passion d'orner pour orner ». L’homme élégant doit pouvoir s’emparer du costume et se l’approprier pour que ce dernier prenne vie et puisse continuer d’évoluer sur ses épaules.
Simone Weil, ou Comment se nourrir de lumière
C’est à cette condition qu’est révélée une Grâce à travers l’élégance d’un homme qui s’élance dans le monde, face à autrui. De cette rencontre fortuite, naît un événement authentique qui marque un au-delà des conventions. Le costume et la cravate attirent, intriguent, invitent au dialogue lorsque les inconnus se mettent à nous chercher du regard. Il nous appartient dans un second temps de nous présenter à l’autre (c’est-à-dire de se mettre humblement en sa présence) et de nous révéler à lui sans plus d’artifices.
Simone Weil distingue la Pesanteur de la Grâce en écrivant que : « tous les mouvements naturels de l’âme sont régis par des lois analogues à celles de la pesanteur matérielle. La grâce seule fait exception ». Le remède à la Pesanteur est de se nourrir de lumière et, par charité humaine, d’en nourrir ensuite les autres. L’élégance sartoriale est un médicament contre les ténèbres de la Pesanteur. D’une part, on s’extrait de cette Pesanteur physique, car au-delà de répondre à un besoin naturel qui est celui de se réchauffer et de se protéger contre la pluie et le vent, le costume porte l’empreinte du travail et de la créativité humaine. Il est une déclaration de style valant pour lui-même. Il n’y a pas à comprendre, (même si le vêtement a une histoire) mais simplement à apprécier une expérience esthétique qui nous élève au-delà de nos désirs vils et de nos besoins vulgaires.
La Grâce nous touche d’autant plus que nous ne sommes pas dans un musée, prêts à faire défiler devant nos yeux une série de beaux tableaux. Nous marchons dans la rue et nous voyons au hasard d’un carrefour un homme élégant s’avancer, et nous éprouvons un plaisir pur et désintéressé à le contempler le temps d’une seconde. « La beauté, c’est l’harmonie du hasard et du bien », écrit Simone Weil.
Pour la philosophe, la Pesanteur est une relation de cause à effet dans les interactions humaines : je prononce un ‘’bonjour’’ terne, par respect pour les conventions, et l’on me répond tout aussi sèchement ; et parfois, je trouve le moyen de m’offusquer lorsque l’on m’ignore. Mais par la Grâce, je déçois toutes les attentes des relations sociales traditionnelles pour engager un jeu spontané et original avec l’autre. Un jeu qui nous rend tous deux véritablement plus humains.
Schiller, ou Jouer à s’habiller devant le miroir
Pour le philosophe Schiller, l’homme se distingue des autres créatures parce qu’il doit allier deux instincts primordiaux pour revendiquer son humanité : il s’agit de l’instinct sensible impliquant la satisfaction des besoins physiques naturels, et de l’instinct formel, c’est-à-dire son attrait métaphysique pour la moralité. Sans le second, l’homme ne serait qu’un animal dépossédé de tout sens du devoir et, sans le premier, l’homme serait un ange sans corps pour s’incarner.
Or, l’homme doit s’incarner dans la chair et il ne peut le faire qu’en alliant ses deux instincts grâce à un troisième : l’instinct de jeu. L’homme doit jouer avec ses besoins et son devoir pour réaliser son humanité : « L’homme ne joue que là où il est homme et il n’est homme que là où il joue », écrit Schiller. Ce jeu, c’est l’art.
L’art révèle l’humain, car il est un produit de la pure liberté créative de l’homme tout en mettant en œuvre des éléments physiques nécessaires à la réalisation d’une œuvre comme le bronze pour la statue ou le cuivre pour la musique du trombone, la peinture pour le tableau, le tissu pour le vêtement. « Par la beauté, l’homme sensible est conduit à la forme et à la pensée, par la beauté, l’homme spirituel est ramené à la matière et rendu au monde par les sens », ajoute Schiller. L’instinct de jeu procure la liberté entre les deux nécessités, physique et formelle.
Et quel plus beau jeu que celui de l’élégance ? Nous jouons à nous habiller devant le miroir, à trouver une alliance originale de couleur et de motif entre la cravate, la pochette et la veste. On essaie également de retirer, car la vraie élégance se manifeste dans le fait de savoir ôter des éléments vestimentaires et non de rajouter des accessoires à profusion qui masquent finalement notre véritable personne aux autres et nuisent à la quête de notre moi.
L’homme réalisé dont parle Schiller est celui qui est parvenu à s’élever par l’art, mais qui s’est élevé pour mieux revenir sur terre et communier avec les autres pour changer le monde de manière éclairée, après avoir compris que l’ornementation sartoriale serait bien vaine si elle avait pour but de se suffire à elle-même. Parce qu’elle est inutile, l’élégance n’est qu’un prétexte pour amener quelque chose de plus grand et de plus beau.
Il faut célébrer l’inutilité dans l’art, comme il faut célébrer l’ennui dans la vie. C’est une manière d’oublier un instant le besoin de sens et d’arrêter de vouloir sans cesse rationaliser le monde entier. Je mets une cravate précisément, car elle est inutile et c’est pour cela qu’elle est si belle. « La beauté seule procure le bonheur à tous les hommes et tout être oublie ses limites dès qu’il subit son charme », écrit Schiller et il rajoute : « L’inutilité est bientôt la meilleure partie de ses joies ».
Conclusion
Le costume doit et va redevenir l’élément maître de l’élégance masculine et le médium privilégié de l’expression joyeuse de soi. Après avoir disparu dialectiquement pour mieux revenir en force, il s’érige comme une contre-culture mettant à mal le nouvel individualisme qui va de pair avec le diktat du confort dans le vêtement. Aujourd’hui, nous nous soucions à nouveau de l’autre et de son regard, nous le considérons comme un alter ego et partant, nous lui montrons notre respect par l’élégance. Une élégance physique qui, à terme, tend à se confondre avec une élégance morale. C’est ce que nous appelons désormais la philosophie sartoriale.
Par Thomas Primerano, professeur certifié de philosophie, essayiste et traducteur. Membre de l'Association de la Cause Freudienne et de l'Association Française Transhumaniste.
Bibliographie
- PLATON, Le Banquet, GF (2007)
- ARISTOTE, Ethique à Eudème, Vrin (2000)
- Giorgio AGAMBEN, Nudités, Payot (2009)
- ALAIN, Système des beaux-arts, TEL Gallimard (1995)
- Simone WEIL, La Pesanteur et la Grâce, 10/18 (1962)
- Friedrich von SCHILLER, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Aubier (1943)