Ce que soigner veut dire de l’anthropologue néerlandaise Annemarie Mol est l’un des ouvrages récents les plus stimulants sur le soin. Il décrit celui-ci dans le contexte de la maladie chronique, met en défaut les idées répandues sur l’autonomie du patient et, au-delà, montre combien la conception moderne de l’individu, rationnel, responsable et autonome est erronée. Cet ouvrage, fondé sur une étude ethnographique de consultations de diabétologie ambulatoire, nourri des réflexions de Georges Canguilhem, Michel Foucault, Bruno Latour et des éthiques du care, met en question les cadres conceptuels habituels de l’éthique médicale et contribue à la philosophie politique, sans jamais s’éloigner des pratiques concrètes de soin, ni s’encombrer de références ni a fortiori du jargon philosophique.
Sa thèse est que la logique que suivent les pratiques de soin est bien différente de la logique du choix que sous-tend la référence à l’autonomie du patient. Cette référence promeut un idéal : les patients devraient être autorisés à faire leurs propres choix, et les professionnels de santé devraient les laisser prendre leurs décisions selon leurs valeurs. Or, cette logique du choix laisse croire que le soin vise à rendre actifs des patients initialement passifs et à augmenter leur capacité rationnelle de choix. La réalité du soin est tout autre : elle consiste à prendre appui sur les activités, diverses et nombreuses, des patients, et à tisser avec eux des relations adaptables permettant de faire face ensemble à l’imprévisibilité de la maladie. « Pour répondre à l’idée que le choix libère finalement le patient d’une passivité forcée, écrit Mol, je veux montrer que, dans la pratique des soins, les patients ne sont pas du tout passifs. Ils sont actifs. Ils agissent non pas en premier lieu comme des sujets « de choix », mais comme des sujets « d’actes ». La logique du soin ne se préoccupe pas de nos souhaits ni de nos options, elle se concentre sur ce que nous faisons. (…) A partir de là, le point fondamental n’est pas de savoir à quel point nous sommes actifs, mais dans quels types d’activités nous sommes engagés » (p. 28). On peut résumer ainsi la conception du bon soin selon Mol : il ne vise pas l’accomplissement d’une individualité rationnelle et libre, mais il consiste dans une multiplicité d’actes et de relations s’ajustant aux aléas de la maladie et soutenant, dans la durée, l’individuation, toujours inachevée, du patient.
Dans le premier chapitre, Mol oppose les catégories de client et de patient, le soin apparaissant, à rebours de la logique de marché, non comme un bien marchand ou un produit marketing, mais comme un processus continu et ouvert tentant de répondre à la temporalité erratique et indéfinie de la maladie chronique. Le soin implique des interactions entre des acteurs multiples au sein desquels le patient n’est pas membre d’un groupe-cible, mais membre à part entière de l’équipe soignante. En outre, l’incertitude du soin implique de distinguer activité de soin et action de contrôle : « Les résultats des efforts conjoints de l’équipe de soin restent dans le domaine de l’incertitude. Les maladies sont imprévisibles. L’art du soin, dès lors, est d’agir sans chercher à contrôler. De persister, tout en lâchant prise » (p. 66). Dès lors, Mol souligne, dans le sillage de Canguilhem qui définissait la médecine comme technique et non comme science, que le soin est un bricolage technique et que, loin de s’y opposer, la relation de soin inclut la technologie. Mol s’oppose ainsi à toute appréhension technophobe de la médecine.
Le chapitre suivant explique en quoi la promotion de l’autonomie du patient et les théories de l’émancipation qui fondent, depuis les années 1970, l’évolution de l’éthique et du droit en matière de santé ne correspondent pas à la réalité du soin. Elles prolongent les théories politiques occidentales qui, depuis la Grèce jusqu’aux Lumières, définissent la liberté du sujet ou du citoyen à partir de son contrôle sur son corps : les passions et les souffrances du corps étant censées altérer ou soumettre la volonté individuelle. Ici, le contrôle et l’effacement du corps sont la condition de possibilité de l’autonomie. Au contraire, dans la logique du soin, le corps est l’objet dont il faut prendre soin car il est impossible de le contrôler, et l’autonomie ne consiste pas dans son effacement mais dans une vie pacifiée, comprenant le plus de plaisir possible, avec lui.
De sorte que l’étude du soin contribue aussi à une autre philosophie du corps, au dépassement du dualisme âme/corps et à la mise en exergue de l’activité du corps lui-même et, par là, de celle du patient. En effet, dans la maladie et le soin, le corps ne peut être considéré comme la chose sur laquelle l’esprit agit pour s’en libérer. Le corps est vivant, c’est-à-dire actif : c’est un sujet d’appréciations et de connaissances (je me sens bien/mal ; je reconnais mes sensations d’hypoglycémie ; je trouve l’énergie d’effectuer mes mesures de glycémie ; je m’informe sur le diabète ; je prends soin de moi ; je m’injecte mon insuline, etc.). On retrouve ici la définition que donnait Canguilhem du vivant comme sujet normatif qui apprécie ou évalue lui-même son état. La médecine se définit dès lors comme compréhension et restauration des comportements ou des normes (biologiques, psychologiques et sociales) que le patient éprouve par lui-même et pour lui-même comme normales parce qu’elles lui permettent de vivre, avec ses anomalies ou ses maladies, avec le plus d’adaptation possible. Mol explicite cette idée-force d’une activité du corps : « Mon propos n’est pas phénoménologique, comme si à côté du corps que nous « avons » (connu de l’extérieur), nous devions faire attention au corps que nous « sommes » (ressenti de l’intérieur). Je dis plutôt que, dans la clinique, le corps le plus pertinent est celui que nous « faisons ». Il prend part à nos pratiques » (p. 84). Le soin en diabétologie et l’éducation thérapeutique consistent donc à agir à partir de et sur les activités corporelles du patient : « On peut apprendre activement à reconnaître les premiers signes d’une hypoglycémie, non pas en transcendant son corps mais en l’habitant et en le ressentant. C’est une compétence fine graduellement exercée, mais qui en même temps est minée par la maladie. Le diabète diminue la capacité du corps à sentir les hypos. L’appréciation a beau être une aptitude des corps, elle ne va pas de soi. Il faut apprendre à reconnaître ses sensations, et cette capacité peut aussi s’atrophier. L’appréciation n’est pas une chose qui arrive par hasard, c’est une activité des patients » (p. 85).
La question centrale dans la maladie chronique n’est donc pas celle de l’autonomie, mais celle du soin. La première préoccupation des patients « n’est pas de savoir qui est celui qui décide, mais ce qu’il serait bon de faire. (…) Comment vivre (avec, dans, comme) un corps qui est à la fois fragile et capable de ressentir du plaisir ? » L’enjeu n’est pas de célébrer l’autonomie, mais de chercher la vie bonne avec la maladie, « d’explorer d’anciennes et de nouvelles manières d’aménager une belle vie. La logique du soin suggère que chaque équipe de soin s’engage dans ce type d’exploration. Que pourrait être une bonne vie pour tel patient en particulier ? Et puis quelque chose change et l’exploration doit être reprise de nouveau. Explorer comment vivre avec le diabète est, tout comme le diabète lui-même, une question chronique » (p. 87).
Le chapitre « Diriger ou partager » présente ensuite un précis, très pédagogique, d’épistémologie de la mesure et de la technique. Canguilhem montrait que la mesure d’une constante physiologique (par exemple un taux de glycémie) ne prend une valeur normale ou pathologique qu’en fonction du comportement du sujet dans son milieu, des actions qu’il y déploie, des circonstances auxquelles il parvient (ou non) à faire face[1]. Dans son sillage, Mol rappelle que les mesures en médecine ne donnent pas à voir de simples faits qui seraient ensuite transmis par les médecins à leurs patients, à titre d’informations, en vue d’éclairer leurs décisions : cette vision linéaire des choses, qui sépare les faits et les valeurs et correspond à la logique du choix, est erronée. Les mesures en médecine sont des « faits-valeurs » : ce sont des valeurs liées à des pratiques, c’est-à-dire aux sensations, projets et activités des malades et aux options thérapeutiques qui s’offrent (ou non) aux médecins. Une mesure prend sens en fonction de facteurs individuels « comme l’effort qu’il vous faut faire pour prendre une mesure, votre capacité à ressentir l’arrivée d’une hypo, votre souhait de travailler dans le jardin ou d’aller vous promener. Il dépend des pratiques dans lesquelles vous êtes engagé. (…) Les faits-valeurs font partie des pratiques en cours : de pratiques de soin tout autant que de pratiques qui sont liées au travail, à l’école, à la famille, aux amis, aux vacances et à toute autre chose qui peut avoir de l’importance dans la vie » (p. 95-97). De même, une vision linéaire du soin qui sépare les moyens et les fins s’avère erronée. On ne se donne pas une fin à atteindre qui permet de déterminer les moyens à adopter. Moyens et fins se construisent conjointement et réciproquement : « L’identification d’une valeur-cible appropriée n’est pas une condition préalable au traitement, mais une partie du traitement. Vous ne l’établissez pas avant de vous engager dans l’action, vous la cherchez continûment pendant que vous agissez » (p. 97).
Une dernière vision linéaire des choses, entretenue par les études cliniques et la réduction de la médecine à une science, laisse ici voir son erreur : celle qui sépare la connaissance médicale de son application pratique. D’une part, la connaissance médicale (l’annonce d’un diagnostic, d’un résultat d’analyse) change la vie du patient, elle fait partie intégrante de la pratique de soin, avec des effets, bénéfiques ou délétères, qu’il faut évaluer : « L’accumulation de connaissances ne consiste pas à fournir une meilleure cartographie de la réalité, mais à construire des façons plus supportables de vivre avec ou dans la réalité » (p. 97). D’autre part, les techniques (par exemple l’usage du glucomètre) ont des effets inattendus : ce sont en elles-mêmes des expérimentations appelant d’autres connaissances et modifiant les fins de la thérapeutique (on retrouve ici encore les analyses de Canguilhem sur le traitement comme expérimentation). Enfin, les techniques sont des expériences vécues par les patients, générant des formes de plaisir ou de souffrance imprévues et demandant d’écouter leurs récits : « Les bons professionnels ont besoin de questionner leurs patients sur leurs expériences et se préoccupent avec attention de ce qui leur est raconté, même si rien de tel n’apparaît dans les résultats des études cliniques » (p. 101). Ainsi les techniques ne sont pas de purs moyens mais des médiateurs inventifs, et le soin dans la maladie chronique une série indéfinie d’essais/erreurs.
Finalement, dans la logique du choix, ce qui importe est de savoir ce que veut (ou ne veut pas) le patient et le choix consiste, à certains moments cruciaux, à soupeser le pour et le contre. Dans la logique du soin, ce qui se joue est un ajustement constant et indéfini, effectué ensemble par les soignants et les soignés, entre les désirs et les possibilités, la technologie et les habitudes, la maladie et la vie sociale. La linéarité de la décision est rendue impossible par les continuels effets de feed-back dont le soin est émaillé. La décision dans le soin n’est pas une direction donnée aux patients par les médecins et les soignants, ni l’inverse, mais un bricolage, ou un rafistolage partagé. Ce qui demande que les uns et les autres soient attentifs à leurs expériences respectives – tâche aussi difficile qu’indispensable.
Le chapitre « Individu ou collectif » montre que, pour améliorer la santé publique, il est vain de demander aux individus de changer leurs comportements, on doit plutôt agir sur les conditions collectives de leurs vies vécues en groupes. Dans une perspective proche des éthiques du care, Mol insiste tout d’abord sur l’inclusion des patients dans la vie sociale et sur le soin comme relation. Elle analyse ensuite les différentes manières dont l’épidémiologie constitue les populations (selon les pathologies, les inégalités sociales, les migrations, la génétique), préconisant que ce qui importe pour le soin est de demeurer vigilant aux finalités pratiques et à la fluidité de ces catégorisations.
Le chapitre conclusif « Le bien en pratique » définit l’activité morale à laquelle correspond le soin. Dans la logique du choix, le bien recherché est le choix lui-même, parce qu’il assure l’autonomie des individus. L’activité morale consiste pour les individus à émettre des jugements normatifs, à associer leurs valeurs propres à toute situation et à tout choix. Dans la logique du soin, au contraire, « l’acte moral fondamental n’est pas d’émettre des jugements, mais de s’engager dans des activités pratiques. (…) C’est important de faire bien, de rendre la vie meilleure qu’elle n’aurait été autrement » (p. 148). L’activité morale, c’est le soin lui-même, parce que le soin est une tâche pratique dont la visée est de rendre la vie avec la maladie la meilleure possible. L’incertitude et le bricolage constant du soin font que le bien et le mal ne sont pas donnés au préalable, mais varient d’un patient à l’autre, et d’un moment à l’autre. De même que les valeurs s’entremêlent aux faits dans une révision continuelle et réciproque, les arguments ne précèdent pas l’action. Le soin est donc une activité morale bien distincte de l’éthique argumentative, c’est une morale en action : « Pour le soin, le bon et le mauvais ne se situent pas dans les raisons mais dans les actions elles-mêmes » (p. 149). En creux, Mol remet ici en cause le mode de raisonnement et la pertinence même de l’éthique médicale, discussion de principes et d’arguments abstraits des situations spécifiques et de l’action même de soin. Concrètement, la consultation n’est pas un débat argumentatif : « De bonnes conversations au sein du cabinet ne ressemblent pas à une confrontation d’arguments, mais à un échange d’expériences, de connaissances, de suggestions et de mots de réconfort. Quels sont les événements récents ? Que peut-on faire différemment et comment le faire ? Comment ajuster les uns aux autres, de la meilleure façon possible, tous les éléments qui sont concernés dans la vie quotidienne d’un patient ? » (p. 150). Ce que Mol met en exergue, c’est que, par nature, la situation de soin n’est pas une situation de choix et que le soin est avant tout une pratique d’ajustements relationnels et matériels. Par conséquent, alors que la logique du choix est une logique de la responsabilité et de la culpabilité, la logique du soin est une logique de l’adaptabilité, de la ténacité et de la persévérance.
Mol récapitule dès lors ce qu’il faut entendre par « patient actif ». Selon la logique du choix, être actif, c’est faire des choix, (re-)devenir maître de sa vie et révéler son soi véritable, occulté par la maladie. En réalité, dans le soin, le patient est acteur au sens où il est toujours déjà actif, engagé dans la tâche pratique que constitue la vie avec la maladie. Le soin enseigne que « la liberté est un dur travail » qui ressortit d’une « quantité de petits choix pratiques » (p. 159). On comprend donc parfaitement pourquoi soigner demande de penser l’activité sans rêver de contrôle : « Les patients actifs doivent (…) être capables à la fois d’agir et de laisser faire. Ils doivent prendre en main activement le processus de soin, et pourtant ne pas se soucier de ce qui échappe à leur contrôle » (p. 162). Mol nous enjoint à dépasser la dichotomie activité/passivité en mettant en lumière ce paradoxe, profond, selon lequel le soin demande à tous (soignants et soignés) de « s’abandonner activement », de lâcher prise pour mieux agir : « Les professionnels mettent des années à développer une attitude clinique : ils sont entraînés à répondre activement aux souffrances de leurs patients, et en même temps à accepter avec calme que leurs efforts puissent être infructueux » (p. 162).
La critique que fait Mol de l’application au soin de la logique du choix ne procède pas d’un plaidoyer paternaliste. Il s’agit plutôt de prendre au sérieux la réalité des besoins des malades et des pratiques de soin et de constater que ni le modèle paternaliste ni le modèle autonomiste ne sont adéquats pour décrire cette réalité. « Je cherche, écrit Mol, des termes qui ne nous cataloguent pas comme soit-libres-soit-soumis, ni comme les deux à la fois. La logique du soin justement évite cette dichotomie » (p. 153). Les patients ne sont soumis ni aux soignants, ni à la maladie, ni à l’insuline, mais ils en dépendent. Ils ne sont pas non plus libres, mais ils sont actifs. Etudier en anthropologue la logique du soin, mettre en lumière l’incontrôlable de la maladie et l’activité du patient conduit donc à dépasser en philosophe les dichotomies libre/non libre, rationnel/affectif, actif/passif et, par conséquent, paternalisme/autonomie.
Ce que soigner veut dire est donc un livre important. Une « interférence » heureuse entre l’anthropologie et la philosophie morale et politique. Surtout en étudiant la réalité vécue, à la fois individuelle et sociale, de la maladie chronique, en révélant l’inventivité des soignés et des soignants, cet ouvrage offre aussi des pistes pour améliorer les pratiques et dessiner le bon soin.
- [1] Canguilhem G. , Le Normal et le pathologique, Paris, Presses Universitaires de France, 1966.