Avant-propos
En 2017, l’antagonisme entre la désintégration et l’intégration n’est plus limité aux pays-membres du centre-est de l’Union européenne. Le moment est donc venu de se poser la question de principe : Comment se fait-il que le développement remarquable de l’UE n’a pas empêché ou a même contribué à la dégénération du sentiment d’appartenance à l’Europe de sorte qu’une régénération de l’Europe semble nécessaire ?
0. Question de méthode
L’identification de l’Union européenne avec l’Europe est un exemple actuel de comment une notion ancienne subit l’influence d’intérêts politiques. L’historicité de la notion « Europe » invite à ce que Reinhart Koselleck avait déclaré comme le programme de l’histoire des notions (Begriffsgeschichte ), à savoir quand, où, de qui et pour qui sont retenus quels cas de figure, avec quelles intentions et répondant à quels défis.
Pourtant, dans le cas présent, cette méthode analytique aura besoin d’un complément : Il est vain de vouloir donner une définition discursive de l’Europe puisqu’un accès exclusivement réflexif fait l’économie de l’implication affective préréflexive, constitutif pour le sentiment d’appartenance en Europe.
1. Invitation à la mauvaise foi collective
1.1. La construction d’un nouveau global player
Pour les pays de l’ancienne Communauté européenne, le processus de s’unir avait le but pragmatique et idéaliste de générer la paix, la sécurité et le bien-être. Le fond historique a été l’expérience précédente au début du 20 e siècle que l’Europe des idées et valeurs avait été incapable de piloter les sociétés modernes d’une façon coopérative, c’est-à-dire d’implanter le sentiment collectif d’un destin commun. C’était la raison pourquoi les « pères fondateurs » du Marché commun plaidaient avant tout pour l’union des peuples européens. Mais les fondateurs ne s’imaginaient pas qu’un jour l’organisation transnationale rêvée, après avoir désamorcée, encadrée et intégrée les anciens états-nations agressifs, pourrait devenir une menace pour l’Europe des idées et valeurs et pour la cohésion des peuples.
Aujourd’hui, l’UE accélère la création de structures super-étatiques adaptées aux attentes de la finance internationale, s’immunisant ainsi contre d’éventuelles critiques nationales. La conséquence en est qu’aujourd’hui l’UE, forte d’une nouvelle logique, ne se soucie que modérément à regagner une légitimité démocratique aux yeux de ses citoyens. C’est qu’avec les mots de Wilfried Loth , le modèle technocratique du développement économique de la Communauté économique européenne serait arrivé à sa fin.
Erik S. Reinert et Wolfgang Streeck confirment ce constat en ajoutant qu’il ne s’agit pas d’une mort naturelle mais d’une mise à mort par la théorie néo-classique, le « hayekianisme » (renvoyant à Friedrich-August von Hayek), qui avait pris le pouvoir dans les facultés d’économie avec la promesse de réaliser un optimum de justice distributive. Ce dogme à l’appui, la politique néo-libérale prétendait créer, à l’aide de modèles mathématisés, un espace standardisé et ouvert aux flux de capitaux pour réaliser plus de richesse pour tous grâce aux effets d’échelle (Bernard Maris).
Le « narratif de Bruxelles » est la tentative de substituer le débat sur la finalité de l’Europe par le mythe téléologique que l’UE serait l’accomplissement des meilleures aspirations de la culture européenne tout au long de l’histoire et ainsi mandatée de jouer un rôle global. Par la comparaison du nombre d’habitants, du Produit intérieur brut (PIB), de la balance commerciale, des dépenses pour la recherche etc. avec les chiffres respectifs des Etats-Unis, les élites unionistes croyaient en avoir apporté la preuve : Les chiffres appelleraient quasi automatiquement à jouer ce nouveau rôle.
Pour conforter cette thèse, les compétences nécessaires doivent être concentrées dans un quasi-état supranational. Deuxièmement, le nouveau global player doit être doté d’une idée-force affective qui rassemble potentiellement tous les citoyens. Pour les Etats-Unis, c’est l’idée du peuple élu par Dieu, pour la Chine, c’est la revanche d’une triple humiliation (par les anciennes nations colonialistes, le concurrent japonais et les Etats-Unis) et pour la nouvelle Russie, c’est la mission de rétablir la Sainte Russie orthodoxe sous forme d’empire. Puisque l’UE en tant que construction fonctionnelle ne dispose pas d’une aura affective, l’idée-force choisie fut la thèse téméraire de l’identité entre l’UE et l’Europe : La civilisation européenne avec son immense réservoir de références affectives et intellectuelles représenterait en bloc la substance, alors que l’UE serait l’enrobage du « projectile », lui conférant l’impact nécessaire.
Cette stratégie discursive fait contraste avec la notion traditionnelle de l’Europe centrée sur les valeurs culturelles. La pluralité des cultures européennes est le contraire d’une idée-force capable de rassembler affectivement les peuples afin de légitimer la politique unitaire d’un global player . L’Europe que l’UE a l’intention d’annexer se résume en fait à une façade, une Europe muséale sans vitalité, un « beau cadavre » de références judéo-chrétiennes, gréco-romaines et du rationalisme des Lumières sans vitalité : Avec le « narratif de Bruxelles » l’UE est entrée dans sa phase idéologique.
La transformation des Communautés européennes en UE a été accompagnée d’un changement de l’atmosphère politique : Alors que les années 1980 et 1990 ont été marquées par un climat collectif de doutes, d’hésitations et de préoccupations concernant l’avenir de la construction européenne, l‘introduction de l’euro a été communiquée comme un signal vigoureux de relever les défis du nouveau millénaire. Le volontarisme de l’Agenda de Lisbonne (2000) exprima l’atmosphère du départ au niveau économique, technologique, unitaire, social et humanitaire. Mais avec le rejet des Néerlandais, Français et Irlandais du Traité constitutionnel ainsi que la crise bancaire de 2008, l’UE commença à battre de l’aile. Les contradictions du projet séculaire devenaient patentes.
1.2. Les contradictions du nouveau « narratif de Bruxelles »
L’UE essaie actuellement de tricher sur l’alternative formulée par Peter Sloterdijk : de faire du grand, à savoir d’entamer un projet de générosité et de justice au niveau global, ou singer les Etats-Unis. Choisissant l’attitude de la mauvaise foi collective, l’UE fait semblant de faire du grand, mais sombre de fait dans la médiocrité et l’injustice. Le narratif de la médiocrité s’exprime par la corruption de l’idéal humanitaire, par ex. les droits de l’homme du fait que leur validité est pratiquement limitée aux possesseurs de pouvoir d’achat; l’injustice, elle, résulte de la dépravation de l’idée de l’Europe, embellissant, bagatellisant ou niant le rôle post-colonialiste de nos sociétés dites développées, qui continuent à faire la fête face à la misère globale parce que les pays de l’ouest sont toujours en mesure de dicter les fameux terms of trade aux sociétés dépendantes.
Le besoin d’une idéologie naît des implications du rôle de global player . Se projeter dans un rôle global, comporte inévitablement la volonté d’agir sans complexes et sans responsabilité, parce que le sujet collectif respectif s’arroge le droit d’avoir raison en vertu de l’idée-force choisie. Ni les Etats-Unis, ni la Russie, ni la Chine n’acceptent, par ex., l’autorité de la Cour internationale de Justice (CIJ) ou de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Les chefs actuels des Etats-Unis, de la Chine et de la Russie incarnent parfaitement cette sainte brutalité amorale d’un global player : La politique du America first trouve son écho dans la politique du China first et du Russia first .
Pour l’UE, le dilemme est patent : Il serait inconcevable que la Commission européenne et les gouvernements disent ouvertement : Europe first , avec la conséquence d’ignorer à l’avenir les sentences des tribunaux suprêmes au niveau international et européen. Le but est de faire deux choses contradictoires à la foi, c’est-à-dire prôner les avantages du marché global sans barrières douanières, mais en même temps se styliser comme les avocats de normes éthiques universelles. L’ambiance de la mauvaise foi collective et l’écran de l’Europe muséale concourent à voiler les conséquences du statut «dur » d’un global player au regard critique.
L’insinuation consiste à faire croire que la contestation dirigée contre la politique de l’UE soit dirigée contre les nobles valeurs européennes. Ce rehaussement de l’UE dans un ciel d’idées vise à créer une atmosphère collective invitant à adorer l’idée de l’Europe tandis que ceux qui, aujourd’hui, critiquent la politique de l’UE, se voient facilement traités d’ennemis de l’Europe. Mais il se peut qu’il s’agisse là d’une victoire à la Pyrrhus : Ceux qui se détournent, désenchantés, de l’UE se détournent souvent aussi de l’Europe : Pour eux, l’Europe devient synonyme d’hétéronomie. L’atmosphère collective de la fierté cède la place à des atmosphères de l’indignation, de la fureur ou de la déception.
La conséquence du narratif statuant l’identité de l’UE et de l’Europe est, cependant, d’empêcher les Européens de se sentir européens sans la médiation de l’UE, une fois devenue gardienne de l’Europe. Être européen deviendra inséparable de l’UE. L’expression courante du « projet européen » est une des nombreuses manières d’estomper la différence entre l’UE et l’Europe, donc une des « séparations productives » (Jenö Szücs ) de l’histoire européenne. En termes de philosophie politique, effacer la différence serait une dégénération du sens civique et pour la philosophie pratique la perte de l’évidence de se sentir chez soi, intuitivement, sans médiateur, c’est-à-dire de se poser, indépendamment de la tutelle de l’UE, les questions politiques-clé : Pourquoi vivons-nous ensemble, et comment voulons-nous vivre ensemble en tant qu’Européens ?
Evacuer l’appartenance affective du discours sur l’Europe revient à élargir le domaine du regard distancié, global, extraterrestre - point de vue que Thomas Nagel , avec une formule suggestive, a appelé le regard de nulle part ( the view from nowhere ), qui est celui du désintéressement affectif. Ce changement de perspective est alimenté par des tendances dans les sciences sociales, tributaires de doctrines social-constructivistes et rationalistes. La fonction de l’implication affective s’évapore dans la mesure où l’espace des sentiments, des ambiances et des atmosphères disparaît pour le regard de nulle part. A l’encontre de cette perspective de distanciation, une perspective européenne qui n’est pas aveugle à l’implication affective des individus dans leur situation historique et culturelle, aura à réhabiliter la perspective subjective.
De façon abstraite, l’Europe se présente aux individus comme un complexe de signifiance où on peut habiter ensemble et cultiver les atmosphères collectives, où on est chez soi et où ceux qui se considèrent comme Européens examinent, si besoin est, le bien-fondé de leurs principes et la qualité de vivre ensemble sur le fond des idées occidentales plus ou moins controversées, bien conscients que vivre ensemble implique aussi d’accepter les antagonismes et leur rôle constitutif pour le développement futur. C’est ce niveau élevé de réflexivité, se ressourçant à l’expérience préréflexive des sentiments et atmosphères, qui maintient vivant la culture intellectuelle européenne.
Dans cette visée, la soumission de l’UE à l’omnipotent dogme de la croissance économique infinie doit être revue parce que les conséquences sont en train de corrompre cette évidence affective de se sentir chez soi en Europe. De façon visible et moins visible, la mauvaise foi collective, ensemble avec la volonté de contrôler toutes les ressources commercialisables, dissout la conception européenne d’un espace affectif et intellectuel où on revient sur ses évidences, les rejette en partie, les corrige, les dépasse ou les réanime sous un autre jour pour découvrir un intérêt commun entre citoyens et une animation commune. Pour sauver le rôle fédérateur de l’UE, il est donc nécessaire de délimiter son domaine de façon critique. Mais jusqu’ici, l’UE est hostile à l’épaisseur historique et culturelle des nations et régions; elle s’arrange bien du discours cosmopolite qui vante la forme existentielle du vagabond international, les identités bricolées, l’hybridité et le métissage. Alors que les Communautés européennes étaient des organisations avec une fonction assignée précise, l’UE est en train de s’arroger toujours plus de champs d’activités agissant comme un super-état. Les états traditionnels, issus d’une histoire nationale respective, peuvent compter sur une aura affective ; l’UE, intervenant toujours plus dans la vie des Européens, par contre, n’en a pas. Devant l’impossibilité de s’approprier ce pouvoir atmosphérique, l’UE mise sur les promesses d’une élite académique cosmopolite, représentée par ex. par Jürgen Habermas , propageant un « patriotisme constitutionnel » ( Verfassungspatriotismus ) constituées de valeurs universelles : Les traditions nationales filtrées par une rationalité discursive seraient ainsi absorbées et épurées des éléments nationalistes, ethnocentristes et racistes. Appuyée vigoureusement par la Cour de justice européenne (CJE), cette stratégie critiquée par Dieter Grimm revient à vider la vie communautaire des citoyens de l’expérience vécue involontaire, c’est-à-dire de l’expérience préréflexive des sentiments, ambiances et atmosphères, imprégnant la mémoire culturelle collective des nations.
2. Les situations communes et les atmosphères collectives
2.1. La portée de l’expérience préréflexive
Le monde, comme les sciences naturelles nous le présentent, est une abstraction sans valeur phénoménale. Pour l’individu, le monde ambiant ne se présente jamais de façon totale, mais se constitue par un choix perspectiviste, influencé par l’histoire sédimentée, la géographie, le climat, les rapports économiques et sociaux, l’architecture, le niveau intellectuel etc. En même temps, épouser une perspective spécifique implique l’exclusion d’autres perspectives et, si on veut, d’autres rapports au monde et d’autres possibilités de mener sa vie. La perspective individuelle sur le monde est avant tout préréflexive, c’est-à-dire caractérisée par des contextes de significativité implicite (par ex. la fête nationale à la différence d’un match de tennis) ainsi que la relation interne de tous les événements qui peuvent arriver (parade militaire, chants, danses vs. activités des joueurs, de l’arbitre, les réactions du public).
Hermann Schmitz , le fondateur de la Nouvelle Phénoménologie, appelle cette ouverture perspectiviste du monde des « situations communes », c’est-à-dire ce que d’habitude on appellerait l’enracinement culturel ; mais Schmitz évite les notions de « culture », « esprit » ou « mentalité » étant donné que des connotations involontaires peuvent faire obstacle à la formulation d’une théorie sociale stricte. Ces situations communes sont imprégnées d’atmosphères collectives spécifiques qui orientent insensiblement le comportement de ceux qui se considèrent être les destinataires du nomos de la situation respective, c’est-à-dire des normes implicites de la situation lesquelles se font remarquer au niveau du sentir charnel, à la différence du corps physiologique. La portée accordée par Schmitz aux atmosphères s’insère dans sa révision de la tradition philosophique occidentale dont l’épistémologie est centrée sur le modèle des corps solides. Analyser le domaine préréflexif, implicite et non-thématique demande donc une approche phénoménologique originelle capable d’élucider les atmosphères qui, étant volatiles, se dérobent facilement à l’analyse. La portée accordée aux atmosphères s’insère dans la révision de Schmitz de la tradition occidentale et la réhabilitation de l’expérience charnelle. L’espace charnel s’imbrique dans l’espace des sentiments en tant qu’atmosphères collectives.
Schmitz propose grosso modo deux types phénoménaux de sentiments : Ce sont, d’abord, les sentiments-ambiances, diffuses ou centrés autour de certains objets. Ces sentiments-ambiances sont des phénomènes qui occupent un espace spécifique pré-dimensionnel ; ils sont centrés autour d’endroits avec une aura spécifique, comme l’église, le jardin, la ville, un monument particulier, le foyer familial ou la famille. La résonance charnelle s’exprime à la limite dans des phrases comme : « J’ai l’impression qu’il s’agit d’un lieu / d’une personne pas comme les autres. » ou « Je sens que quelque chose me dit / ne me dit pas. » Face à une atmosphère collective, on peut soit rester spectateur, soit se laisser impliquer ponctuellement (par ex. la beauté des places urbaines d’Italie ou la mélancolie de certains champs de bataille et cimetières des deux grandes guerres du 20e siècle). Cette disposition servira également les échanges interpersonnels. Le contact avec certains interlocuteurs peut se traduire par des phrases comme : « Je sens que cette personne me veut du bien. » ou : « J’ai l’impression qu’il ne me prend pas au sérieux. »
L’autre type phénoménal d’atmosphères, ce sont les sentiments-passions qui bouleversent les personnes et s’imposent pour un certain temps, rendant impossible une recomposition immédiate de la contenance. Pour prendre comme exemple la Roumanie actuelle, elle a connu un mouvement d’indignation sans pareil après l’incendie au Club « Collectiv » en 2016 à Bucarest. Il est probable que des étudiants étrangers sensibilisés qui avaient assisté aux rassemblements publics et qui, éventuellement, furent impressionnés ou renversés par cette atmosphère collective, voulaient comprendre après l’événement ce qui s’est passé avec eux-mêmes. Dans ces cas peut naître le besoin de sonder plus profondément les dessous historiques de la communauté roumaine, non dans une perspective distanciée mais pour avoir été touché et renversé pour un certain temps. Si on accepte d’entrer en résonance avec ce sentiment atmosphérique, on abandonne le rôle d’observateur pour adopter celui de l’implication affective dans une « situation commune d’implantation » (Schmitz) : Comme le public primaire, on éprouve le nomos , c’est-à-dire les normes implicites de la situation comme être adressées à soi-même.
Inévitablement, le besoin de se rendre compte de ces situations communes d’implantation cherche, en tâtonnant, des mots et des phrases. Parler est le moyen de les rendre partiellement explicites, c’est-à-dire de les nommer, les transformer et les ordonner. Dans le développement humain, ce stade précoce désigne la genèse simultanée de l’intelligence charnelle, de la performance de parler et de l’acquisition des premières pratiques culturelles. La voie royale, selon moi, d’accéder à cette plaque tournante entre l’intelligence charnelle et l’intelligence herméneutique d’une autre culture est de s’associer à une langue d’adoption.
2.2. Devenir européen par une langue d’adoption
Dans cette perspective, l’acquisition d’une langue étrangère ne se réduira plus à un sujet de la didactique, d’un savoir de civilisation et d’une maîtrise de compétences instrumentales. L‘apprenant se trouvera plutôt devant le défi de développer la compétence pour le non-explicite, à savoir les ambiances et atmosphères. Dans cette perspective, on comprendra la portée du conseil du linguiste Jürgen Trabant que devenir européen ne passe pas par le multilinguisme, aussi utile qu’il soit, mais par le choix d’une langue d’adoption : Comme dans le cas d’un enfant adopté, dont on suit avec affection et patience le développement et les nouvelles perspectives sur le monde, une langue d’adoption engage l’affectivité, demande de la patience et permet de voir le monde avec d’autres yeux.
Trabant plaide pour les langues comme les « lieux de la mémoire de l’Europe », je dirais : comme situations européennes d’implantation, générées, transformées et régénérées par l’implication affective. Ainsi, les Européens s’approchent de « l’unité dans la diversité », un programme philosophique et non pas politique. Vu la base commune de la réciprocité, les différentes perspectives et langues se rejoignent dans une même pratique : Chacun se consacrera à son propre choix d’une langue d’adoption mais reconnaîtra sa pratique dans celle, analogue, des autres. C’est un des éléments d’une régénération de l’Europe. Dans la perspective des citoyens, il en résulte la responsabilité commune pour les langues en tant que pratique affective à l’égal de la responsabilité pour l’éducation, l’environnement, le climat global ou les animaux.
Un organisme sans aura atmosphérique comme l’UE pourra jouer un rôle de facilitateur, à condition d’abandonner le regard distancié de nulle part. Mais puisque, malgré les apparences, le programme Erasmus fait partie du courant cosmopolite trans culturel, je propose comme alternative le programme Montaigne , européen et inter culturel par le fait de cultiver une résonance charnelle avec un pays d’élection à travers une langue d’adoption.
3. Conclusion
L’identification de l’UE avec l’Europe obéit à la stratégie de donner au nouveau global player l’idée-force nécessaire. La critique de cette stratégie et la délimitation du concept de l’UE ne s’appuient pas sur une définition discursive de l’Europe étant donné que le sentiment d’être européen trouve sa source au domaine préréflexif qui échappe aux définitions.
Le premier pas vers l’expérience vécue involontaire entre Européens est de s’émanciper de l’anesthésie politique pratiquée par l’UE : Les tentatives réitérées de voiler les conséquences de la mauvaise foi collective aboutissent à un état d’absence collective, incompatibles avec la culture européenne, étant une culture de discussion. Ancrer l’irresponsabilité au niveau préréflexif vise à court-circuiter l’échange du pour et du contre en faveur d’une ambiance hermétique d’infatuation. Pour la combattre, il faut se débarrasser des poids morts de la tradition philosophique qui déforment notre perception de nous-mêmes et du monde ambiant, en particulier du concept de la « physique sociale », qui est responsable de l’avènement du dogme de la croissance économique infinie.
Contre la perspective du regard de nulle part, le choix d’une langue d’adoption permettra aux Européens d’intégrer leur situation personnelle dans une situation européenne d’implantation avec une communauté d’élection. Sensibilisés à la résonance charnelle avec des atmosphères collectives, ils disposeront d’un point d’appui pour se libérer des fantômes du nationalisme et du cosmopolitisme.
Index des noms cités (selon l’ordre d’apparition dans le texte)
Reinhart Koselleck (1923 - 2006), historien allemand
Wilfried Loth (1948 - ), historien allemand
Eik S. Reinert (1949 - ), économiste norvégien
Wolfgang Streeck (1946 - ), sociologue allemand
Friedrich-August von Hayek (1899 - 1992), économiste autrichien
Bernard Maris (1946 – 2015), économiste français
Peter Sloterdijk (1947 - ), philosophe et essayiste allemand
Jenö Szücs (1928 – 1988), historien hongrois
Thomas Nagel (1937 - ), philosophe US-américain
Jürgen Habermas (1929 - ), sociologue allemand
Dieter Grimm (1937 - ), juriste du droit constitutionnel allemand
Hermann Schmitz (1928 - ), philosophe allemand, fondateur de la Nouvelle Phénoménologie
Jürgen Trabant (1942 - ), linguiste allemand
Michel de Montaigne (1533 - 1592), écrivain-philosophe français
Post-scriptum à la conférence DIECE de Cluj-Napoca 2017
Les organisations européennes sont en train de perdre leur crédit. On donne crédit à qui jouit de crédibilité. Jusqu’au début du nouveau millénaire, les citoyens ont donné aux représentants des organisations européennes leur crédit parce que, grâce aux acquis précédents, l’organisation communautaire européenne jouissait de leur confiance. L’organisation était crédible.
La transformation des Communautés européennes en Union européenne semble avoir changé la donne : Le crédit est en train de s’épuiser, la confiance des citoyens étant ébranlée. L’essai d’identifier l’UE avec l’Europe en est une des raisons centrales. Des mesures technocratiques, par ex. de vouloir corriger certaines failles démocratiques de l’UE ou de centraliser certaines compétences, ne vont pas pouvoir rétablir la confiance puisque celle-ci ne se récupère pas par des arguments discursifs : Elle est un sentiment-ambiance, une atmosphère collective, donc appartenant au domaine préréflexif.
Dans ma perspective, ceci démontre l’urgence pour la recherche scientifique d’acquérir une meilleure connaissance du domaine préréflexif. Ainsi, les sociétés civiles européennes seront en mesure de se défendre contre la mauvaise foi collective des élites unionistes cosmopolites : Sans craindre la double contradiction, elles ( ! ) prétendent, par ex., vouloir enseigner, donc de façon discursive ( ! ), le sentiment d’appartenance à la patrie, comme le laisse présumer la création éventuelle d’un Heimatministerium en Allemagne. Après s’être arrogées le droit de définir ce qui est européen, les élites unionistes cosmopolites allemandes se sont décidées à présent à manipuler le sentiment patriotique.