La responsabilité du chercheur est-elle seulement morale?

L’ubiquité des nouvelles technologies affecte une multitude de faits quotidiens qui tissent la vie de la Cité. Qu’un changement dans la condition de l’homme commence à transparaître à travers cette étoffe, il est certain qu’à terme il affectera l’ensemble de la société, jusqu’à ses lois et valeurs fondamentales. Même si cette évolution est lente et graduelle, elle sera décisive.

    Ce rythme progressif convient à l’analyse de la nouvelle normativité en cours de constitution dans la Cité technologique. Sa signification ne se découvre pas dans l’instant. Les valeurs de demain ne peuvent émaner ni d’une loi déjà existante ni d’une fiction projetée sur l’avenir avec effroi ou enthousiasme. Toute précipitation, toute tentative de mettre la société future dans la camisole des normes actuelles seraient sans fondement logique et rationnel. Une seule voie est ouverte, celle d’un suivi fidèle, libre de tout préjugé hâtif, de la naissance de la loi. Ce droit émergeant a son origine dans des pratiques encore dénuées de toute signification normative, toutefois, il ne s’agit pas non plus de pratiques aléatoires.

    Un geste régulier et habituel est réalisé par les utilisateurs des nouvelles technologies. Une coutume est observée, souvent sans que l’on soit immédiatement conscient qu’il s’agit d’une coutume. Cette familiarité du geste n’est ni insignifiante ni dépourvue d’intérêt. Un jour, elle est remarquée, conceptualisée, discutée. Le geste devient solennel, il prend sens aux yeux de la majorité : en l’accomplissant, on participe à une communauté. Ce sont ces gestes quotidiens qui font les rites remarqués dont va naître la nouvelle norme juridique et politique.

    L’observation fidèle des gestes techniques est susceptible de nous dévoiler un monde surprenant où l’objet technique n’est pas simplement une chose et l’homme son maître et possesseur tout-puissant. Il convient d’observer scrupuleusement le mode de fonctionnement de chaque innovation en le décrivant fidèlement dans le langage qui est le sien, sans préjuger des ontologies en jeu ni du statut sujet/objet des parties concernées.

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    Les scientifiques se voient souvent attribuer une espèce particulière de responsabilité qui n’est pas juridique mais seulement morale. Einstein, dit-on, se sentait ainsi responsable de la bombe atomique, non parce qu’il fût un de ses auteurs (au mieux, il en était un lointain instigateur), mais parce que, à travers les théories qu’il avait mises au monde, il a permis que les autres, plus tard, se servant d’elles, la développent. Il est question d’une forme morale de la responsabilité, distincte de la responsabilité légale.

    Cette distinction est aujourd’hui communément admise, d’autant plus qu’en langue anglaise existent deux termes pour « responsabilité » : accountability et liability. Le dernier se réfère indubitablement à un régime juridique, tandis que le premier reste assez vague. Selon les cas, accountability est comprise tantôt comme créatrice de délits que la société est censée punir, tantôt comme provocatrice d’un remord intérieur que seul l’individu doit supporter. Ainsi, en 2008 la Commission Européenne utilisa accountability dans sa « Recommandation pour un code de bonne conduite en nanosciences et nanotechnologies » : « Les chercheurs et les organismes de recherche demeurent responsables (accountable) des incidences sur la société, l'environnement et la santé humaine que leurs recherches en nanosciences et nanotechnologies peuvent entraîner pour les générations actuelles et futures. »  Cette formulation provoqua alors un tollé parmi les scientifiques européens[1]. Mais, quand ceux-ci critiquèrent le principe proposé par la Commission comme inadmissible, elle leur répondit que la notion de responsabilité en question était purement morale, non pas légale. Selon cette interprétation, il n’est pas question d’engager une responsabilité juridique des chercheurs du fait des incidences de leurs recherches sur « les générations actuelles et futures », mais de faire un geste politique de responsabilisation adressé à la communauté scientifique. En un mot, les scientifiques n’ont rien à craindre sauf quelques remords spirituels dans le cas où la technique serait à l’avenir détournée par des agents mal intentionnés pas encore nés.

    Or cela est faux. « Tenir pour responsable » est une pratique sociale dont le déroulement récurrent a déjà été observé dans plusieurs domaines technologiques. La responsabilité morale est régulièrement sous-entendue ou ouvertement attribuée aux scientifiques par les média ou les textes dits de « loi molle » tels que les codes de bonne conduite. Elle relève d’une pratique persistante, observée à travers les domaines différents, et il faut admettre que ces affirmations d’accountability ne sont pas anodines ou aléatoires. Elles sont signifiantes.

    Avec les énoncés de responsabilité morale, il s’agit, certes, d’un constat qui codifie ce que l’on observe déjà communément : la société tient de fait les scientifiques responsables des innovations technologiques faites à partir de leurs découvertes. Celles-ci sont pourtant souvent très en amont, d’un caractère à ce point fondamental que les innovations qui en découlent n’ont ni été voulues ni même envisagées par le chercheur dont le travail les a rendues possibles. Il s’agit là donc d’une responsabilité comparable à celle d’un parent ou d’un créateur dont la progéniture n’est pas un instrument, mais un être doté d’une liberté propre.[2]

    Intervenant souvent au terme d’un raisonnement contrefactuel à visée morale ou politique, les attributions de responsabilité morale possèdent tous les traits d’un verdict prononcé dans une cour de justice, sauf qu’il est précisé qu’il ne s’agit justement pas d’une responsabilité juridique. Or, ce qui est non-juridique dans le droit actuel, pourrait l’être dans un autre système de droit, encore implicite, sous-entendu, informel, qui se constitue dans la Cité numérique. La vie de la Cité change en présence des technologies. Ce changement codifie et formalise les nouvelles relations qui la gouvernent. Dans un avenir sans doute pas très éloigné, les avertissements du caractère prétendument non-juridique de la responsabilité morale seront perçus comme des leurres ; ils relèveront d’un régime normatif qui nous paraît encore étrange, mais qui sera opératoire dans la Cité technologique.

     

    [1] EU FP7 project Nanocode, MasterPlan. Issues and Options on the Path Forward with the European Commission Code of Conduct on Responsible Nanoscience and Nanotechnology Research , novembre 2011. Disponible à l’adresse : http://www.nanotec.it/public/wp-content/uploads/2014/04/NanoCode_MasterPlan.pdf

    [2] A. Grinbaum et Ch. Groves, “What is ‘responsible’ about responsible innovation? Understanding the Ethical Issues”, in Responsible Innovation: Managing the Responsible Emergence of Science and Innovation in Society (eds R. Owen