Par Jean Martin

Une approche bottum up, inductive, en l'éthique clinique

Sur la place des intuitions morales dans des décisions difficiles

    Les normes et/vs l’expérience morale

    En soi, on voudrait des normes emportant l'approbation de tous. Mais « il n’y a pas à espérer des spécialistes de la normativité des solutions toutes faites : ils ne peuvent que proposer une palette de perspectives largement divergentes » au vu des différences culturelles et religieuses. Devant ce pluralisme irréductible, Spranzi propose de partir des situations particulières pour trouver ce qu’il est mieux de faire. « Le socle de la vie morale n’est pas un système déductif commandé par des principes, il est constitué par des intuitions qui sont au centre de notre expérience morale.  C’est un socle mouvant, sensible aux raisons, il n’en joue pas moins un rôle fondateur essentiel. » 207

    «La seule façon de réfléchir constructivement à la bioéthique est de s’assurer d’une évolution adéquate des normes et de partir des dilemmes réels auxquels les personnes concernées doivent faire face. »11 162 « L’expérience morale des personnes est la pierre de touche de cet édifice complexe » - Spranzi met l’accent sur l’expérience morale par opposition 30 au jugement moral.


    17 Au lieu d’attendre le salut du débat normatif en haut lieu, on s’intéressera à la façon dont les valeurs des uns et des autres (patients, proches, professionnels de santé) sont négociées au quotidien. Il importe 34 de « mobiliser des idées éthiques qui ne proviennent pas elles-mêmes de la théorie. » Ni consensus ni compromis, la bonne décision est celle qui, dans le contexte, apparaît aux participants comme la plus acceptable – ou la moins mauvaise. Pratique du registre empirique et démocratique, défendant un intuitionnisme moral critique - consistant à accorder du crédit à des apparences intellectuelles (seemings) fortes obtenues de façon non inférentielle. « Une approche heuristique a aussi un intérêt politique au sens large et concerne la nature et le rôle de la médecine. Ce sont les citoyens en tant que patients qui sollicitent les professionnels et secouent les pratiques. Leur voix – et non seulement leur consentement – est une pièce essentielle de ce puzzle qu’est la décision médicale. »


    Tirer parti des conflits de valeurs

    52 Concrètement, dans les soins (care), « le travail d’ajustement progressif des pratiques est très utile et repose sur des valeurs non controversées. En se concentrant sur le ‘comment faire’ plutôt que sur le ’que faire’, on privilégie l’opérationnalité. Toutefois, cette démarche est impuissante à traiter les cas qui fâchent. La conception alternative que je défends 52 16 part de la reconnaissance des confits de valeurs, pour déployer leurs raisons et identifier les solutions possibles. » 54


    L’art de trouver la « bonne » – ou moins mauvaise – décision dans les cas singuliers est placé au centre de la réflexion. 48 53  « Dans cette perspective, les conflits de valeurs ne sont pas un obstacle qui doit être esquivé mais plutôt un outil de travail essentiel (…) La contestation est inscrite dans la démarche éthique et ne constitue ni une exception ni une situation à laquelle il faudrait remédier. » 52 54 Cette approche « s’appuie donc sur le dissensus ; elle ne se veut pas d’emblée apaisante mais joue le rôle inconfortable de ‘ poil à gratter’, au sens de mise à l’épreuve des raisons des uns et des autres. » Un arbitrage est alors nécessaire en vue de trouver une issue positive. 48


    Situations cliniques, entre autres en fin de vie


    Spranzi illustre son propos par des exemples, en particulier celui du musicien et de l’ingénieur - deux cas tout à fait similaires du point de vue médical (locked-in syndrome)où les réflexions et décisions, entre équipe et proches, ont été différentes. Elle consacre une partie du chapitre 3 aux questions entourant la fin de vie, discutant des cas récents qui ont retenu l’attention en France ainsi que le Rapport Sicard de 2012 et la loi Claeys-Leonetti de 2016. Elle commente dans ce cadre la notion d’intentionnalité (de mettre un terme à la vie), qui en pratique garde des contours flous. 143 « Le médecin peut appliquer un traitement qui peut avoir pour effet secondaire d’abréger la vie. Mais cette démarche est interdite si cet effet est recherché. Le rapport Sicard ne traite guère la contradiction entre la nécessité d’assurer un ‘bien mourir’ et une interprétation restrictive du principe de non-intention. » 144 Or, dans les cas limites, « le médecin devra choisir une voie entre l’abandon de la personne au motif que la réponse envisageable est illégale (parce que ‘intentionnelle’) et la pratique d’un geste dans la solitude et dans l’ombre pour éviter toute condamnation. »


    Les intuitions en philosophie


    Le dernier chapitre du livre est une présentation des philosophes qui ont fait des intuitions leur champ d’étude et de leurs travaux académiques. 174 L’auteure y débat d’intuitionnisme élitiste et d’intuitionnisme démocratique, des critiques faites à cette doctrine et des réponses qu’on peut leur donner. 189 En développant l’hypothèse qu’une approche heuristique doit inclure un processus de tri des intuitions. Noter encore cette remarque : « Les utilitaristes, qui sont les représentants les plus anti-intuitionnistes, s’emploient à lutter contre l’emprise de tout jugement spontané et immédiat. » 184 167
     
    A propos d’expertise en bioéthique


    Chacun serait-il un expert en éthique ? 174 Spranzi : « Tout le monde possède potentiellement l’expertise morale nécessaire pour réfléchir et faire face aux dilemmes éthiques. ». Toutefois : 90 « Faut-il admettre alors que le rôle des experts éthiques est purement pédagogique ? Nullement : si les personnes concernées peuvent faire valoir une expertise sur la base de leurs intuitions morales, cela n‘empêche pas que le rôle de tiers joué par le consultant reste essentiel dans les situations de conflits de valeurs. »


    En guise de conclusion 


     « La bioéthique a pris récemment un ‘tournant empirique’ : les sciences sociales, ainsi que les sciences de la nature, sont amenées à y contribuer de façon essentielle. On parle d’éthique intégrée ou symbiotique ou contextuelle. » L’inclusion de ces données contribue à améliorer les pratiques et à comprendre l’expérience des personnes concernées.


    Le livre de Marta Spranzi est important en ceci qu’il met substantiellement en discussion la place en éthique des intuitions, définies comme des « jugements à la fois immédiats, résistants 165 à la critique et stables dans le temps ». Alors que prévaut souvent la notion qu’il s’agit surtout de suivre un cadre de règles, dans une démarche top down(la règle dit ceci, il s’ensuit que…). Il est nécessaire de travailler dans les deux sens, à savoir aussi bottom up. L’auteure « rejette une dichotomie entre le monde naturel que nous habitons, le monde des faits, et un autre monde, celui des normes - la moralité n’entre pas dans le monde en provenance d’un ‘ailleurs’. » 206


    Ces 200 pages, éclairant des aspects insuffisamment mis en évidence jusqu’ici, sont un complément qualifié et bienvenu et retiendront l’attention des acteurs de l‘éthique clinique.
     
     
    Possibles phrases en exergue :

    Il n’y a pas à espérer des spécialistes de la normativité des solutions toutes faites 


    Les conflits de valeurs ne sont pas un obstacle qui doit être esquivé mais plutôt un outil de travail essentiel