Comment résoudre le problème de l’Acrasie ?

Un envoi dans le cadre du concours de rédaction sur le thème "Questions philosophiques de la psychologie et des études de psychologie"

    L'acrasie,1 aussi appelée « faiblesse de la volonté », désigne, en philosophie de l’esprit, une situation dans laquelle un agent agit en désaccord avec son meilleur jugement ou « à l'encontre de ce que l'opinion lui présente de meilleur ». (NE, VII, 1145b)

    Dans un contexte acratique, l’agent est donc pleinement conscient de ce qu'il devrait faire ou éviter, selon son propre jugement rationnel, mais succombe néanmoins à des désirs immédiats qui vont à l'encontre de ce jugement. On peut identifier, selon cette conception, des comportements acratiques dans de nombreuses situations. La procrastination, la consommation de cigarettes ou encore une mauvaise gestion de ses dépenses sont des exemples typiques de cas où les actions acratiques sont courantes, à savoir des cas où nous sommes incapables d’agir conformément à ce que nous jugeons être la bonne chose à faire.

    Mais comment est-il possible de juger qu’une action soit la meilleure option possible, tout en décidant de ne pas la réaliser ? Comment est-il possible, entre deux options, de choisir délibérément celle que notre jugement réprimande ? C'est dans cette inconséquence, c’est-à-dire dans la contradiction entre nos actions et nos jugements, que réside essentiellement le problème de l'acrasie.

    Pour plus de précision, il est nécessaire de définir la notion avec plus de clarté et expliciter les conditions du problème. Tout d'abord, il est important de noter que dans une situation d’acrasie, le jugement émis par l’agent porte sur l'action globalement et non pas seulement sur un de ses traits particuliers. Pour qu’il y ait une occurrence d’acrasie, il faut, en effet, que l’agent juge que telle action soit la meilleure, toutes choses considérées, et non pas que telle action soit la meilleure sous un certain aspect. L’acrasie ne désigne donc pas une absence de corrélation entre un certain jugement et l’action réalisée. Il faut encore que cette décorrélation ait lieu entre le jugement toutes choses considérées et l’action réalisée.

    Aussi, on peut éliminer certaines situations en illustrant ce que l'acrasie n'est pas. Voici deux exemples de cas non-acratiques, dans lesquels l’agent juge sous un certain aspect :

    (1) Adam juge que la candidate A aux élections présidentielles est plus séduisante que la candidate B. Cependant, Adam vote pour la candidate B et non pas pour la candidate A.

    (2) Marie juge qu'une Porsche Carrera va plus vite qu'une Fiat 500. Elle décide cependant d'acquérir une Fiat 500, en dépit de son jugement concernant la vitesse de la Porsche.

    Si ces deux exemples ne constituent pas des cas d’acrasie, c’est parce qu’ils ne contiennent pas d’inconséquence. En effet, les jugements 1) et 2) portent respectivement sur un aspect particulier de l'action (esthétique et vitesse) qui n'est pas nécessairement suffisant pour déterminer la décision finale. En d’autres termes, en agissant contre un jugement particulier, Adam et Marie n’agissent pas en contradiction de leur jugement toutes choses considérées. Ainsi, il n'y a pas d’inconséquence, car il semble par ailleurs que seul notre jugement toutes choses considérées détienne un véritable pouvoir motivationnel pour l'action. Ceci n’est pas nécessairement vrai des autres jugements que nous formons constamment : il n’est pas clair que la vitesse d’une voiture soit nécessairement un critère pertinent pour l’acheter. En revanche, il est très clair que le jugement toutes choses considérées à propos d’une voiture soit toujours pertinent pour son achat.

    Par ailleurs, il est nécessaire d’ajouter que les actions acratiques sont toujours intentionnelles et conscientes. L’agent acratique ne doit donc pas être conçu comme un agent inconscient ou un wanton,2 c'est à dire un agent qui agit uniquement sous l'effet de ses désirs de premier ordre (Je désire fumer ou je ne désire pas pratiquer du sport). En effet, le wanton se caractérise par une incapacité à former des désirs de second ordre ou, autrement dit, de former des désirs à propos de ses désirs (Je ne désire pas avoir le désir de fumer ou Je désire avoir le désir de pratiquer du sport). A cet égard, il est donc difficile d’attribuer au wanton la capacité de formuler des jugements toutes choses considérées, ce qui le rend incapable d’acrasie, a priori.

    Au contraire, l’agent acratique est un agent libre, compétent et capable de désirs de second ordre. En effet, l'acrasie a ceci d'intéressant qu'elle est à appréhender comme un type de comportement intentionnel et délibéré. C'est sous cette seule description que le problème persiste et mérite qu’on s’y intéresse.

    Voici donc une définition de l’acrasie qui résume les différents points évoqués :

    «En faisant x, un agent agit de façon acratique si et seulement si : (a) l’agent fait x intentionnellement ; (b) l’agent croit qu’il y a une autre action à sa portée ; et (c) l’agent juge que, tout bien considéré, il serait préférable de faire y que de faire x.»  (Davidson 1970)

    Scepticisme 

    L’attitude sceptique à l'égard du problème de l'acrasie consiste à refuser la possibilité des actions prétendument acratiques. L'inconséquence, en tant qu’inconséquence, est logiquement impossible. Dès lors, il faut en conclure que l’acrasie n’existe pas, à proprement parler. En effet, il relève de l'évidence tautologique qu'une action soit le résultat de ce que l'agent juge être la meilleure action à réaliser, sinon, il n’agirait pas tel qu’il le fait. En disant qu'il est possible d'agir à l'encontre de son meilleur jugement, nous commettons donc une erreur, de la même manière que nous commettons une erreur logique en affirmant qu'un célibataire peut être marié. Cette position est traditionnellement défendue par Socrate dans le Protagoras de Platon. Socrate développe :

    « Si donc, ajoutai-je, ce qui est agréable est bon, il n'est personne qui, sachant ou conjecturant qu'il y a quelque chose de meilleur à faire que ce qu'il fait, et que cela est en son pouvoir, se détermine à faire ce qui est moins bon, lorsque le meilleur dépend de lui ; et être inférieur à soi-même n'est autre chose qu'ignorance, comme c'est sagesse d'y être supérieur. »

    L'acrasie est donc finalement un faux problème philosophique, s'expliquant par l'ignorance répandue de ce qu'est le véritable bien. En effet, l'agent acratique est simplement à concevoir comme un agent qui échoue, toutes choses considérées, à identifier proprement la meilleure action à réaliser. Si le fumeur ne parvient pas à s’abstenir de fumer, ce n’est pas parce qu’il agit contre son meilleur jugement (c’est logiquement impossible), mais plutôt parce qu’il formule le mauvais jugement, en ignorant ce qu’est le bien. Le fumeur prétendant vouloir arrêter sa consommation mais n’y parvenant pas, est toujours dans une forme d’erreur : il croit faussement qu’il désire arrêter, alors qu’il désire fumer toutes choses considérées.

    Considérons un autre exemple : Pierre prend un verre d'alcool, alors qu'il s’apprête, dans quelques minutes, à prendre le volant. Toutefois, il juge, toutes choses considérées, qu'il devrait s'abstenir.

    Selon une analyse socratique de cet exemple, il est impossible que Pierre formule un tel jugement. En effet, il faut nécessairement que Pierre ignore les dangers de la conduite en état d'ivresse pour qu'il agisse tel qu'il est en train de le faire. Puisqu’il reprend un verre d’alcool, il ne sait pas vraiment qu’il devrait s’abstenir. Il n'y a donc que deux cas de figure possibles :

    a) Soit Pierre ignore qu'il vaudrait mieux s'abstenir et il boit.

    b) Soit Pierre sait qu'il vaudrait mieux s'abstenir et il s'abstient.

    Dans les deux cas, l’action intentionnelle est le résultat du meilleur jugement, ce qui élimine l’inconséquence. Dans le premier cas, le meilleur jugement de Pierre est ignorant et il boit. Dans le deuxième cas, le meilleur jugement de Pierre est sage et il s’abstient.

    Ainsi, dans l’analyse socratique, l’inconséquence est remplacée par l’ignorance, car ce sont nos connaissances qui déterminent la nature du jugement et de l’action. Lorsque l’action ne suit pas le jugement, c’est à cause de l’agent qui ignore son véritable jugement.

    Cependant, cette forme de scepticisme socratique pourrait vite rencontrer une difficulté. Si comme le prétend Socrate, l'action intentionnelle suit toujours le meilleur jugement, l’acrasie semble être résolue à un prix trop élevé. En effet, en suivant cette même logique, nous devons également conclure qu’il n’existe pas d'action délibérément mauvaise et que nul n'est volontairement méchant. L’homme méchant n’est jamais intentionnellement méchant, car s’il se savait être méchant, ce jugement l’abstiendrait d’agir méchamment. Cela semble être pourtant une perspective rationaliste trop radicale. Comment rendre compte des actions délibérément irrationnelles ou méchantes, dont les occurrences sont multiples ? Comment expliquer par exemple qu’un criminel peut être au courant que ce qu’il fait est mauvais ?  De plus, une proposition telle que : « Il a délibérément mal agi. » serait une contradiction logique, alors qu'il convient intuitivement de lui reconnaître un sens. Lorsque nous entendons « Il a délibérément mal agi. », nous n’entendons pas la même contradiction que dans « le célibataire est marié ». Ainsi, en voulant remplacer l’irrationalité par l’ignorance, la thèse de Socrate se heurte d’emblée au fait même de l’irrationnalité dont l’existence est difficilement contestable. De ce point de vue, la thèse de Socrate est trop radicale.

    Dans la continuité de la thèse socratique de l'impossibilité de l’acrasie, intéressons-nous à présent à la contribution de Hare. Selon Hare, l'impossibilité de l'acrasie est une conséquence directe de la fonction des jugements évaluatifs que nous formons. Tout d'abord, il existe une distinction entre les jugements descriptifs et les jugements évaluatifs, que l'on peut identifier aux jugements toutes choses considérées. Comme nous l'avons esquissé brièvement plus haut, les jugements toutes choses considérées semblent avoir ceci de particulier qu’ils motivent à l'action, contrairement aux jugements descriptifs qui sont foncièrement inertes. « La voiture est rapide. » ou « La candidate à l’élection est séduisante. » sont des propositions qui ont peu d’effet sur nos motivations concrètes.

    Or, selon Hare, le pouvoir motivationnel propre aux jugements évaluatifs constitue leur fonction essentielle. En effet, le jugement évaluatif constitue une réponse satisfaisante à la question « Que dois-je faire ? ».  À l'inverse, le jugement descriptif laisse, pour ainsi dire, la question en suspens : « La Porsche va plus vite que la Fiat. », comme réponse à la question « Quelle voiture dois-je acquérir ? », n’épuise en rien la question qui vient d’être posée. Le jugement évaluatif semble, quant à lui, répondre substantiellement à la question et prend même la forme d'un impératif. En d'autres termes, le jugement toutes choses considérées n'exprime pas seulement une proposition inerte comme « X est la meilleure option à choix », mais plutôt une sorte d'engagement : « Je dois faire X. ». Ce jugement détermine ensuite l'action à suivre, parce qu’il crée un motif.

    Dès lors, pour en revenir à la question centrale, Hare nie la possibilité de l’acrasie, car un agent agit toujours en fonction de ce qu'il juge devoir faire. L’agent ne peut pas agir contre son jugement évaluatif, car seul un jugement évaluatif est à même de le motiver à agir. Dès lors, si un fumeur décide de fumer, il est nécessaire que son jugement évaluatif l’enjoigne à fumer : « Je dois fumer. ». Finalement, le constat est le même que Socrate : l'inconséquence est un faux problème car les humains agissent toujours conformément à leur meilleur jugement.

    En conséquence, le cas de Pierre qui boit avant de conduite peut s’expliquer de deux manières selon les sceptiques :

    1) Pierre est incapable d'agir librement.

    2) Pierre se trompe sur l'action qu'il juge être la meilleure, toutes choses considérées.

    La première explication est typiquement invoquée dans des situations de passions intenses, au cours desquelles l'agent est psychologiquement contraint à agir en contradiction avec son jugement. Songeons, par exemple, à Jacques Lantier, personnage du roman La Bête Humaine d’Emile Zola qui, malgré sa bonne volonté, est victime de pulsions meurtrières, irrépressibles au contact des femmes. Ses pulsions l'aliènent véritablement, alors même qu'il tente de les contenir le plus possible, de telle sorte que Jacques Lantier n’est pas véritablement libre. Il est en effet incapable d'agir conformément à son meilleur jugement, lequel est relayé au second plan par ses désirs tyranniques qui le rendent aveugle à sa propre raison :

    « Alors, lui, haletant, s'arrêta, la regarda, au lieu de la posséder. Une fureur semblait le prendre, une férocité qui le faisait chercher des yeux, autour de lui, une arme, une pierre, quelque chose enfin pour la tuer. Ses regards rencontrèrent les ciseaux, luisant parmi les bouts de corde ; et il les ramassa d'un bond, et il les aurait enfoncés dans cette gorge nue, entre les deux seins blancs, aux fleurs roses. »

    Concernant la deuxième explication, il est possible de l’avancer quand l'énoncé : « Je dois faire X. » n'est pas véritablement un jugement évaluatif, mais reflète plutôt ce que la doxa ou les croyances majoritaires pensent qu’il faut faire. Dans ce type de cas, l'agent n'agit pas à l'encontre de son meilleur jugement, mais à l'encontre d'un jugement largement partagé. Dès lors, il n'y pas d'inconséquence puisque l'agent suit son propre jugement, qui diverge du jugement partagé, sans être en contradiction avec son propre jugement. En effet, le fait de connaître et répéter le jugement des autres ne suffit pas pour le rendre évaluatif. Il faut encore que l’agent le reconnaisse véritablement en tant que tel. Par exemple, si je mange en mettant les coudes sur la table, je n'agis pas nécessairement à l'encontre de mon meilleur jugement. Toutes choses considérées il est possible que je forme le jugement qu’il est préférable et plus commode de manger avec les coudes sur la table, quand bien même je suis capable d’admettre sur un autre niveau que « Je ne dois pas mettre les coudes sur la table en mangeant. ». Dans ce cas, la phrase que je prononce n’a pas la fonction d’un jugement évaluatif, même si elle en a la forme. Ainsi, j’agis à l'encontre d’une croyance partagée et non pas à l’encontre de mes jugements.

    Cependant, ces explications permettent-elles réellement d'expliquer entièrement ce qui se produit dans les cas d’acrasie ?  N'existe-t-il pas des situations authentiques dans lesquelles un agent, ni contraint ni trompé par les jugements des autres, agit en désaccord avec son meilleur jugement ?

    Ils semblent que la question a été partiellement négligée.

    Supposons : Pierre, une fois rentré chez lui, sain et sauf, hésite entre son désir de reprendre un verre et aller se coucher. Il sait qu'il devra se lever tôt le lendemain et juge, toutes choses considérées, qu'il devrait aller se coucher. Pierre boit cependant une dernière bière dans son canapé.

    Premièrement, il ne semble pas que Pierre perde véritablement le contrôle de lui-même et cède à une tentation irrésistible. Bien qu'ayant agi à l'encontre de son meilleur jugement, il ne semble pas subitement gouverné par des passions envahissantes qui limitent son contrôle. Bien au contraire, Pierre semble plutôt agir avec calme et est bien loin de la fureur de Jacques Lantier. Pierre est donc capable d’agir librement et la première explication sceptique échoue.

    Deuxièmement, est-il vraiment nécessaire d’interpréter le jugement de Pierre comme un jugement partagé par la majorité des humains, plutôt que le sien ? Non. En effet, on peut raisonnablement argumenter que si Pierre juge qu’il serait mieux, toutes choses considérées, d’aller se coucher plutôt que de reprendre une bière, ce n’est pas parce que les autres le pensent, mais parce qu’il le pense vraiment lui-même. En effet, les raisons qui le font parvenir à ce jugement lui sont propres (il doit se lever tôt le lendemain), plutôt qu’extérieures. La deuxième explication sceptique semble donc échouer également.

    Dès lors, comment expliquer le comportement de Pierre ? Plus largement, comment expliquer l’acrasie, en prenant soin de traiter l’inconséquence ?


    Références 

    https://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2007-2-page-63.htm

    DAVIDSON Donald, 1970, “How Is Weakness of the Will Possible ?”.

    ENGEL Pascal, 1983, « Aristote, Davidson et l'akrasia. »

    https://philpapers.org/archive/TAPWOW-2.pdf

    https://plato.stanford.edu/entries/weakness-will/#ChaSub

    http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/platon/cousin/protagoras.htm

    [1] Translitération du grec Acrasia, qui signifie littéralement « absence de maîtrise ».

    [2] Terme anglais qui vient du verbe « want ». Le wanton est celui qui désire des choses.