On définit ordinairement l’esprit conservateur comme attaché à la tradition, aux notions d’ordre et d’autorité reçues comme un héritage, à la prégnance apodictique des valeurs morales et religieuses, au culte passionné et sentimental du passé.
À l’inverse, on rattache l’esprit progressiste ou révolutionnaire au désir permanent de changement, à la croyance que seules les réformes sociales et économiques ainsi que les sciences et les techniques peuvent faire passer les hommes de la barbarie à la civilisation, ou encore à une véritable méfiance envers toute autorité s’affichant comme ancestrale, étant communément admis qu’on ne peut rien attendre de la tradition ou de l’ordre naturel des choses. Donc à une pensée où les prérogatives de la philosophie basées originellement sur des notions théologiques et en particulier sur une conception monothéiste du monde cèdent de plus en plus le pas à la raison humaine comme source essentielle de la vérité.
Soucieux de m’en référer à ces deux formes de pensée si vivantes dans le paysage politique contemporain, les questions que je veux poser sont celles-ci : existe-t-il un socle philosophique à ces visions apparemment si opposées ? Que sous-tendent réellement les deux tempéraments qui manifestent de telles divergences ? Quelle conception du monde leur est immanquablement liée ?
On comprend aisément que par sa brièveté un tel article ne fera que survoler le sujet. Il faudrait y consacrer un ouvrage. Néanmoins, sans trop entrer dans les subtilités, essayons de voir si nous pouvons mettre en valeur certains thèmes afin de dégager les points qui peuvent les unir ou les opposer. Sans cesser toutefois de garder présent à l’idée qu’un esprit ou un État conservateurs peuvent en cours de route devenir progressistes et révolutionnaires, ou inversement ; que ce soit pour des raisons personnelles ou à la suite de bouleversements politiques, démographiques ou scientifiques.
Déjà, en se penchant sur l’histoire de la pensée politique depuis au moins le monde grec, on peut mettre en évidence, me semble-t-il, deux axes distincts, deux voies différentes ayant marqué profondément dès l’origine la pensée occidentale. Une ligne qu’on peut faire remonter à Platon et à sa théorie des idées, en englobant un aspect important de la pensée présocratique et pouvant être résumée ainsi : toutes les lois humaines sont nourries par une loi divine. Ou encore « Les choses nous sont données, il faut les accepter telles quelles ». Une autre qu’on peut faire remonter à Aristote envisagée à partir des conceptions « scientifiques » de ce dernier, accordant un plus grand pouvoir à l’observation critique ou à l’idée qu’il existe une réalité extérieure à notre esprit. Une ligne qui traverse tout le Moyen Âge et la Renaissance, plus moins déformée ou amplifiée il est vrai par un grand nombre de penseurs ou de scientifiques.
Qu’exprime la philosophie de Platon pouvant s’inscrire dans le cadre de notre article ? Je veux dire ayant un rapport avec la vision du monde qu’on pourrait qualifier de « conservatrice ? » Plusieurs choses. Par exemple l’idée de connaissance. « Connaître » pour Platon ce n’est pas découvrir quelque chose de nouveau par l’observation ou la spéculation intellectuelle, c’est uniquement se souvenir. Pour lui, chaque être sait de toute éternité parce que cette vérité est éternellement présente. C’est une connaissance qu’on a perdue et qu’il convient de remettre en lumière, de dévoiler. Que ce savoir soit philosophique, politique ou scientifique, il est et demeure, au sein d’un monde quotidien sensible et trouble aux opinions confuses, la traduction d’un monde parfait et invariant. Pour cette pensée, il ne s’agit donc jamais de construire quelque chose de nouveau, de plus vrai ou de plus solide qui puisse marquer un progrès. Cette notion de progrès n’a aucun sens.
Nous évoquions précédemment plusieurs caractéristiques de l’esprit conservateur. Eh bien, tout esprit conservateur, même moderne, qu’il en ait conscience ou pas, qu’il l’accepte ou qu’il le refuse, participe de cette certitude : quelque part, au-delà du nôtre se trouve un vrai monde, un monde que l’on pourrait qualifier de réel, un univers qui est notre guide, auquel il faut souscrire, et qu’il ne faut surtout pas abimer ou laisser s’abimer, la vérité des choses et de l’être étant donnée une fois pour toutes. Ce n’est pas un hasard si le Christianisme impliquant un être supérieur créateur et organisateur d’un monde parfait dictant ses lois aux hommes, « récupérera » les thèses principales du platonisme et de la pensée grecque en général dès le sac de Rome en 410 par les tribus wisigothes d’Alaric.
Cette ligne platonicienne définie comme conservatrice, nous la retrouverons dans bon nombre de régimes politiques, à toutes les époques. Elle investira naturellement des domaines plus moins éloignés de nos considérations, elle prendra de multiples formes, mais la défense de la religion, l’autorité du pater familias qui détient sur sa famille un pouvoir de vie et de mort au moins symbolique, celle du pouvoir en place, le poids de la culture antique établie comme un rempart indestructible autour de la vérité, la richesse irremplaçable de la tradition perçue comme la forme la plus aboutie de toute hiérarchie et de toute morale en resteront les valeurs communes.
Toute mystique politique applique d’ailleurs à la lettre ce conservatisme intemporel et parfait dont les bases reposent sur un univers extérieur à l’homme, modèle de justice et de vérité. L’épopée de Jeanne d’Arc obéit parfaitement à cette pensée. Essentiellement dictée par une voix divine intemporelle et omnisciente, sa conduite située bien au-delà des instructions humaines a deux missions essentielles dont la mise en œuvre et le succès doivent vaincre le désordre régnant. Chasser d'abord les Anglais du royaume de France. Faire couronner ensuite Charles VII à Reims rétablissant par là-même les deux piliers du conservatisme : la puissance spirituelle et la puissance temporelle.
Dans l’imagerie idéologique d’aujourd’hui, Jeanne serait définie comme xénophobe, réactionnaire, raciste, obscurantiste ou populiste. Évidemment à l’époque de Jeanne, ces termes n’existent pas. Mais les jugements portés à son encontre par certains esprits des Lumières qu’on pourrait qualifier déjà de « progressistes », ont un sens identique, établissant bien la nature irréconciliable du fossé qui sépare les deux visions, les deux manières de voir le monde. Beaumarchais et Voltaire ne manquent pas ainsi de vocabulaire pour ridiculiser cette « fanatique superstitieuse et infâme », et Diderot la qualifie « d’idiote manipulée par des fripons. »
En conformité avec l’esprit conservateur évoqué ici sous son rapport platonicien, j’ai évoqué le système féodal et le capitalisme. Pour ce qui ressort du capitalisme, ce rapport peut paraître moins évident, tant les formes que le capitalisme a pris au cours des siècles et des pays sont nombreuses et diverses. Pourtant, si l’on se place tant soit peu sur le terrain défini par nos formules, beaucoup d’éléments plaident en faveur de notre assertion. Comme l’ont bien montré les analyses de Max Weber dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme datant de 1905, l’esprit capitaliste paraît bien obéir en effet, de par son essence, à un moralisme essentiellement chrétien.
Parlant du conservatisme, nous avons évoqué Platon. Pourquoi parler d’Aristote au sujet du progressisme ? Pour lui, du moins théoriquement, il n’existe qu’un seul monde. Le monde dans lequel évoluent les hommes : un monde en mouvement permanent dans lequel rien ne dure en l’état, donc un monde dans lequel il faut sans cesse s’adapter. Et s’adapter grâce aux progrès scientifiques, aux évolutions techniques infléchissant la marche de l’humanité vers une dynamique intellectuelle et sociale toujours remise en question. D’où, à travers le progressisme, une perception de la connaissance opposée à celle de l’épistémè platonicienne. Une connaissance basée essentiellement sur la scientia, autrement dit sur un développement progressif des sciences. Rappelons-nous Platon. Connaissance à ses yeux voulait dire co-naissance, re-naissance, c’est à dire résurrection d’une science omnisciente et d’une philosophie de la vérité existant dans un monde supérieur.Désormais, avec Aristote comme pour ceux qui vont marcher dans ses traces, le vrai et le faux n’existent plus en tant que principes immuables. Tout peut se détruire, tout peut être détruit, tout peut être corrigé. Que ce soient les idées philosophiques, scientifiques ou politiques.
Voyons d’abord le progressisme.
La révolution industrielle du dix-huitième siècle qui avait conduit, par l’essor des innovations, à imprimer au monde moderne une croissance économique indéniable, l’esprit philosophique et culturel des Lumières combattant avec vigueur l’obscurantisme et les superstitions religieuses, avaient fait croire au progressiste que l’Histoire a un sens et que ce sens, défini par un développement bénéfique des sciences et des techniques l’engagera dans un processus de justice sociale et de bien-être continu. Or les conflits mondiaux du vingtième siècle, les crimes et ignominies des grands despotes totalitaires tels Mao, Staline, Hitler, Pol Pot responsables à eux seuls de plus de 130 millions de morts, les nombreux génocides, les multiples figures de la barbarie et de cruauté, les guerres coloniales, le crime organisé, le trafic d’organes, le tourisme sexuel, la multiplication des armes chimiques et biologiques, etc., lui font penser soudain le contraire : loin de le diriger vers un humanisme « bon enfant » ou vers un « paradis lumineux » tant vanté par ses ancêtres, c’est au contraire vers un désordre mondial de plus en plus criminel qu’ils l’entraînent, dans un effondrement dûment programmé de toutes les valeurs.
En fait, le progressiste découvre les méfaits d’une urbanisation gigantesque et incontrôlable, l’exploitation d’une main d’œuvre sous-qualifiée, le dépeuplement des campagnes, la destruction des forêts, la pollution de l’air et des océans, une inégalité croissante entre les hommes et entre les États, des crises et des conflits de plus en plus meurtriers. Mieux. La technique à ses yeux se développe dans tous les domaines à un rythme si rapide, qu’elle lui paraît désormais ronger la totalité de la planète. Que deviennent en outre les valeurs morales, ou simplement la liberté dans un monde où la robotisation et l’informatique prennent tant de place ?
D’où désormais pour le progressiste deux options.
Soit considérer cette science comme une simple superstition, aucune conscience en effet, aucune épistémologie ou même aucun dieu ne pouvant prétendre donner un sens à la totalité du monde parce que n’existeraient ni cette conscience ni cette totalité. Soit la considérer comme elle lui paraît désormais s’imposer : un moyen brutal de maintenir vivace un ordre établi, un dogmatisme manichéen et discriminant couché voluptueusement sur de vieilles conceptions périmées aux objectifs moraux pernicieux.
Notons à cet égard que chez les philosophes français mentionnés, la notion de déconstruction ne se présentait pas comme une destruction. Dénonçant certes la primauté de la parole sur l’écrit, remettant en cause la phénoménologie husserlienne en ce que pour eux elle restait très attachée aux définitions classiques du Temps et de la conscience, remettant en cause la binarité de toute métaphysique occidentale dans son articulation des concepts, elle était loin d’impliquer une volonté radicale d’intersectionnalité ou de cancel culture. Il s’agissait en fait d’interroger les certitudes acquises autant que les problèmes d’identité ou de sexualité pouvant dériver sur des techniques de contrôle et de soumission. Pas du tout donc pour les anéantir mais, par une analyse des mécanismes économiques et scientifiques, dans le but de les comprendre et peut-être de les dépasser.
Ce qui n’est pas le cas des wokistes. Eux, en tant qu’adeptes de la cancel-culture et de la recherche forcenée des discriminations, ce qu’ils ont en effet en vue, c’est avant tout la destruction. C’est la correction de l’Histoire ou son effacement ; c’est la pratique de l’autodafé, c’est la volonté agressive de renommer les rues, de décapiter les valeurs fondatrices de l’Occident, de rééduquer les masses.
Nous avons intégré à ce courant les LGBT, les geers, ou encore les écologistes. Pourquoi ? Parce que tous ces groupes, ces bons apôtres d’une nouvelle religion sont persuadés qu’un combat doit être mené sans tarder contre tous les acteurs responsables de la destruction et de la dégénérescence mondiale. Il n’est pas faux ou exagéré, en les évoquant, de les comparer aux premières hérésies chrétiennes, le péché originel ici étant la représentation du mâle dominant blanc. D’ailleurs se réveiller (woke), c’est se repentir et prendre conscience que la seule quête valable sur la terre est la quête du salut.
Certes, cette religion semble ne pas posséder de dieu. Du moins un dieu chrétien. Elle possède néanmoins un monde originel, un monde créé ex nihilo qu’il faut retrouver, un monde pur, le créationnisme étant aux yeux de ces nouveaux apôtres ou de ces fidèles d’ailleurs souvent virtuels, la forme primitive la plus élaborée de l’univers.
Aujourd’hui, dans un débat compliqué, deux voies peut-être superposables nous semblent ouvrir ou au contraire fermer le paysage. Une première voie bordée de barbelés conduisant à une immense forteresse : un lieu rempli d’œuvres d’art, de moments historiques grandioses, de réalisations prodigieuses. Et à l’opposé - ou en parallèle, une deuxième route conduisant à un champ de ruines joyeuses, à un temple gigantesque, peut-être à une arène, où l'on pourrait voir s'ébattre toutes les racines et les ramifications du monde occidental. Un lieu peuplé de censures, d’interdits, d'opprobres. Un désert rouge rempli de clowns rieurs installés sur des mottes de concepts périmés, de passés défeuillés, attendant de voir s’envoler, surgi d'on ne sait où, un Phœnix inconnu cherchant à modeler un espace tolérable susceptible de les doter d'un souffle régénérateur.