« La pensée est bien la suprême dignité de l’homme ; mais elle s’exerce à vide, et par suite ne s’exerce qu’en apparence, lorsqu’elle ne saisit pas son objet, lequel ne peut-être que l’univers. »
Simone Weil
Y’a-t-il une différence entre l’être humain et l’animal ? Il est déjà certains qu’en comparaison avec d’autres espèces il y a là de fortes différences : nous n’avons ni la force du gorille, ni la rapidité du guépard. Cependant chaque espèce entre elles a des capacités distinctes, qui permettent de différencier une espèce avec une autre. Pour reprendre notre exemple : le gorille n’a pas la rapidité du guépard et ce dernier n’a pas la force du gorille, mais est-ce que cela signifie qu’ils peuvent être considérés comme différents des autres animaux ? Non, car pour cela il faudrait que leurs différences soient uniques et distinctes de tout ce qui est connu des autres espèces animales, la comparaison avec un seul animal ne suffit bien évidemment pas, il faut également trouver un caractère général. On ne parle pas ici d’un type de venin particulier ou alors d’une vitesse particulièrement élevée, car toute espèce peut être caractérisée par la vitesse et il n’y pas qu’un seul type d’animal vénéneux. Ici, la différence que nous cherchons et bien singulière. Cette singulière différence chez l’homme peut se retrouver dans sa capacité à penser, cette dernière signifie pour lui la capacité de conceptualiser, de réfléchir de manière tant abstraite que concrète et de comprendre. C’est cette différence qui rend l’homme si différent de l’animal et si particulier. Mais à quoi peut donc servir cette pensée ? Que signifie-t ’elle pour nous ? Simone Weil a un schéma de réponse à nous proposer grâce à sa phrase tirée des Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale s’exprimant comme suit :
« La pensée est bien la suprême dignité de l’homme ; mais elle s’exerce à vide, et par suite ne s’exerce qu’en apparence, lorsqu’elle ne saisit pas son objet, lequel ne peut-être que l’univers. ».
Cet essai s’articulera, dans un premier temps, autours des premiers mots de l’auteure et cherchera à déterminer pourquoi la pensée est la suprême dignité de l’homme. Puis à partir de ceci nous traiterons, dans un deuxième temps, de comment la pensée fonctionne et quelle est la base de ses réflexions et conceptualisations. Pour conclure nous résumerons les propos soutenus ainsi que la thèse que cette citation est véridique.
Pour débuter, nous avons déjà vu que la singularité de l’homme par rapport au règne animal réside dans sa capacité à penser. Le plus parfait des singes n’a pas l’intelligence que le plus idiot des Hommes possède, c’est d’ailleurs également ce que Descartes disait dans sa différenciation entre l’homme avec la machine et l’homme avec l’animal. A partir de ce premier point nous pouvons donc définir que ce qui raccroche l’humain à ses semblables est bel et bien la pensée, et que par conséquent ce qui ne lui permet pas de traiter un voisin comme son cheval de labour est cette même pensée. La valeur qu’attribue donc l’homme à l’autre est ce que nous appelons la dignité ; c’est d’une certaine manière le respect et l’humanité qui est propre à tout individu, indépendamment de ces actions ou d’autres facteurs encore. Cette dignité se doit d’être immuable, car sinon les conséquences peuvent s’avérer de taille. Nous pourrions nous retrouver comme il y a moins d’un siècle où une personne s’est octroyée le droit de juger des groupements de personnes d’indignes ; Ce qui s’est donc conclu par l’extermination de masse de personne juives et tziganes. Le respect de la vie humaine est trop important pour être bafoué, et personne ne peut s’accorder le droit de décider de la dignité de quelqu’un, personne ne peut s’accorder le droit de décider de l’humanité de quelqu’un. On pourrait me répondre qu’un bébé n’est pas plus digne qu’un autre animal, car il n’a pas cette pensée permettant de conceptualiser une réalité et que par conséquent il n’aurait pas cette dignité suprême qui incombe aux êtres humains plus âgés. Je répondrai par l’argument suivant : la différence entre un nourrisson et un singe par exemple, réside dans le fait que le bébé développera une pensée tôt ou tard, et que l’animal, lui, n’en aura jamais. C’est ce potentiel de pensée chez le bébé qui lui octroie cette dignité, car ce potentiel va, comme le voit Aristote, par la suite devenir en puissance.
Le caractère immuable de la dignité se doit d’être absolue, rendant donc la première partie de la citation de Simone Weil légitime.
Pour étudier la deuxième partie de la citation et déterminer si notre pensée « s’exerce à vide, et par suite ne s’exerce qu’en apparence, lorsqu’on ne saisit pas l’objet » nous devons nous questionner quant au fonctionnement de la pensée : à quoi nous sert-elle ?
Premièrement, nous avons émis le fait que la pensée est ce qui nous permet de conceptualiser, de réfléchir et de comprendre les choses. Avec cette conceptualisation nous avons développé un langage et une relative compréhension du monde nous entourant, c’est avec le fait de « rendre les choses concepts » que notre réalité nous apparait réellement, et ce qui nous permet d’exister. Exister, du latin archaïque ex-sistere signifie se placer en dehors de et auprès de/à côté de, donc se placer en dehors de soi auprès des choses. Notre existence repose sur le fait de pouvoir se placer auprès des choses qui sont. Et ce placement n’est qu’uniquement possible grâce à cette conceptualisation dont l’homme est doté. Par exemple un chien qui s’en va uriner sous un lampadaire ne va, pour lui, qu’uriner. Il n’a pas la capacité de penser les choses l’entourant et donc n’a pas en soit d’existence propre basée sur la pensée. La pensée nous permet de donner du sens aux choses et permet l’élaboration de notre réalité, sans ça rien n’aurait de sens, tout ne serait qu’irraison.
Mais si la pensée est ce qui permet l’élaboration de notre réalité et du sens de notre vie d’une certaine manière, peut-elle réellement s’exercer à vide ? Pour commencer à répondre à la question, nous devons explorer la modalité de la pensée : comment est-elle ?
La pensée nous permet de conceptualiser et d’avancer dans cette compréhension des choses. Il est possible de voir cela sous un schéma arborescent. Le premier concept serait vu comme la base du tronc, et la suite comme les ramifications. Pour pouvoir ramifier cet arbre, on se doit d’en saisir la nature. Nous ne sommes pas obligés de connaître et comprendre sa nature, il n’y a point de nécessité à comprendre l’essence d’un arbre pour en faire pousser un. Mais il faut tout de même en saisir la nature, de tel sorte qu’on peut se poser, par exemple, les questions suivantes : Est-ce un chêne ou un noisetier ? Quel est l’âge de ce tronc ? Comment fonctionne-t ’il ? Voici une multitude de questionnements nous permettant de saisir la nature de l’arbre, d’en élaborer la base et par conséquent lui permettre de se ramifier et de florir dans notre esprit. C’est cette base qui soutiendra nos futures réflexions et futures compréhensions et conceptualisations du monde. À partir de cela, nous comprenons bien l’importance qu’est de saisir la nature de l’arbre, et par analogie à la pensée, l’importance de saisir l’objet sur lequel repose nos pensées.
Nous pouvons nous poser dès lors la question de la base du tronc, s’il y a un arbre sur lequel repose les concepts, il faut bien que le concept que nous pensions à la base repose également sur quelque chose. Prenons l’exemple des mathématiques, les concepts (ici égal à « théorèmes ») mathématiques repose sur des concepts précédant ceux-ci, les concepts mathématiques sont donc des ramifications de ramifications. En remontant à la base de ces théorèmes, nous nous trouvons nez-à-nez avec les axiomes, la base de ces théorèmes à partir de laquelle s’articule les mathématiques. Ces axiomes étant définit comme des concepts indémontrables, sur lesquels repose ces divers théorèmes, ont eux aussi nécessairement une base. Ces axiomes doivent forcément reposer sur quelque chose, car tout concept repose sur quelconque base. Un de ces axiomes est le fait que la distance la plus courte entre deux points est une ligne droite, il est mathématiquement impossible de démontrer cet axiome, la seule manière de le saisir n’est donc pas avec les mathématiques mais avec sa logique, ce qui réfute une fois de plus que les axiomes sont la base de leur propre concept. Si les axiomes ne sont pas la base réelle des mathématiques, sur quoi repose-t ’elle ? Quelle est la base de toutes les ramifications de notre esprit ?
La réponse nous l’avons déjà évoqué, pour comprendre ces axiomes il nous a fallu utiliser de notre logique. Cette logique repose elle, sur l’assemblage raisonné des choses, les choses qui sont, or les choses qui sont font partie du monde, la logique repose donc sur le monde et la compréhension qu’on en a. Ici, il faut comprendre le terme « compréhension » comme le fait de saisir la nature de quelque chose. Et donc, si l’esprit prend le monde comme base à l’explication des choses, il se doit d’être la base de ces ramifications. C’est à partir des théorèmes fondamentaux du triangle que l’on peut conclure que q12 + q22 = h2. Affirmer un concept, c’est donc affirmer comme vrai les concepts précédents sur lesquels il se repose. Ce qui implique donc qu’affirmer une chose est affirmer notre compréhension du monde. Car comme nous l’avons vu, c’est le monde, cet univers, qui est la base sur lequel repose chaque chose, la manière dont il opère et fonctionne entre lui-même.
Pour conclure, nous pouvons affirmer que la citation de Simone Weil est correcte, car nous avons pu voir que la pensée pouvait s’apparenter à un arbre, le tronc étant la base sur laquelle les prochains concepts pourraient naître et que pour toute compréhension de chose il faut en saisir la base. La compréhension de notre réalité repose donc sur l’univers lui-même. Et que par conséquent, si l’on veut exercer notre pensée correctement il nous faut saisir la nature de l’univers, de la même manière que si l’on veut faire pousser un arbre. Car si l’univers n’est pas saisi, la suite des raisonnements ne peut être que vide, et ce vide résultera en des concepts qui ne sont eux qu’apparences. Il serait dès lors intéressant de poursuivre le questionnement et de s’interroger sur la potentielle base de l’univers.