Attention au CARE !

ou

 

"ce qui est si intimement lié à nous-mêmes qu'à cause de

cela nous ne le percevons pas"

    La philosophie, « pratique » ou non, impose à celles et ceux qui se réclament d’elle une exigence non négociable de vigilance intellectuelle, une constante traque aux dogmatismes, une mise en mouvement permanente du sens critique qui empêche de se vautrer dans l’auto-suffisance, pour ne pas dire la bêtise pure et simple. Ce n’est pas chose aisée, car nous avons toutes et tous besoin de nos héros et héroïnes, de nos points d’ancrage, de nos bouées de sauvetage, de tout ce qui peut nous rassurer, quant au sens et à la cohérence du monde, quant à sa stabilité, quant à la possibilité même d’y habiter et de nous y trouver bien. Mais parfois, quitte à ce que le sol menace de se dérober sous nos pieds, il est nécessaire de trouver la force de mettre notre monde en question, par l’exercice de la pensée critique, chère aux philosophes sans leur être pour autant réservée, fort heureusement. C’est dans cet esprit que je vous propose de me suivre dans une modeste excursion sur le thème de l’éthique du care, cette activité de prendre soin de soi et d’autrui, dans ce que nous avons de vulnérable en tant que nous appartenons au monde du vivant1.

    Je commencerai par souligner l’absence de la thématique du care au sein de la tradition philosophique occidentale, avec l’idée qu’il s’agit là d’un oubli à la fois regrettable et, malheureusement, facilement explicable. Je définirai ensuite plus précisément ce qu’on entend par care, dont on connaît souvent le terme sans maîtriser le concept, avant d’exposer, au travers de mon expérience de père, l’irruption du care dans ma propre existence. Puis, je développerai la question de la visibilité du care, ou plutôt devrait-on dire de son invisibilité quasi généralisée, l’enjeu dès lors consistant à conférer au care une place et une visibilité renouvelées, dans nos existences respectives comme plus largement, dans les sphères du social et du politique. Enfin, je conclurai brièvement sur le rôle du care dans le contexte particulier de la philosophie pratique

    1. Un oubli (pas tellement) surprenant

    Prenons un Philosophe avec P majuscule : René Descartes. Personne n’irait nier que ce véritable génie s’est illustré par une multitude de hauts faits intellectuels, et je me suis moi-même délecté à étudier ses Méditations métaphysiques. Ce que l’on dit moins souvent néanmoins, c’est que Descartes a également - non consciemment et bien sûr pas à lui tout seul - pavé la voie à de tristes développements historiques et sociaux, conséquences entre autres de 1. sa conception d’une raison humaine impérieuse et détachée des émotions, de 2. son traitement des animaux non humains comme des sortes de machines, d’automates, ou encore de 3. son idéal de l’humain comme « maître et possesseur de la nature ».

    Bien sûr, Descartes ne pouvait pas anticiper les développements historiques qu’amènerait plus tard le capitalisme, et encore moins le délabrement généralisé que met en œuvre depuis le début des années 80 ce qu’on appelle « néolibéralisme », soit la phase du capitalisme que traverse l’humanité en ce moment... Mais tout de même, il en a dit, des inepties, aussi génial soit son cerveau2.

    Seulement, il y a aussi ce que Descartes et ses collègues philosophes au fil des âges, n’ont pas dit. Nous en avons une belle illustration avec le care, dont l’omission dans l’histoire de la philosophie, et plus généralement dans celle des sociétés humaines occidentales, est tout à la fois dramatique et tristement prévisible. Je laisse de côté l’aspect « dramatique », qui sera traité plus bas, pour me pencher sur le « prévisible » : à votre avis, Descartes, Rousseau, Kant, Heidegger, Sartre, et toute cette bande
    de philosophes entrés au Panthéon de la culture intellectuelle occidentale, passaient-ils une partie significative de leur temps3 à s’occuper de leurs enfants, pour ceux qui en ont eu ? Ou de leur vieille mère ? Ou d’ami-e-s malades ? Ou de miséreux ?

    Réponse : Non. Du moins dans une écrasante majorité de cas. Nul besoin de creuser les biographies de ces grands philosophes pour tirer cette conclusion. Il suffit au contraire d’opérer le raisonnement déductif suivant, en deux étapes :

    1. Si on entreprend de réfléchir à 10 philosophes importants, on constate immédiatement que pratiquement tous les noms ont ceci en commun : ils se rattachent à des hommes. Jusqu’à la seconde moitié du 20ème siècle, les grands philosophes, j’entends par là ceux qui sont généralement reconnus comme de grands philosophes (et dont par conséquent les noms s’imposent à l’esprit de quiconque a été exposé à un degré ou un autre à la philosophie), se conjuguent au masculin. A l’exception notable de Hannah Arendt, qui est, justement, une exception, confirmant la règle.
    2. Le travail de care a depuis la nuit des temps et dans l’ensemble des sociétés humaines, été accompli (quasi) exclusivement par une moitié de l’humanité : les femmes.

    En bref, donc, les philosophes, certes en leur qualité d’hommes davantage que de philosophes, constituent une catégorie d’humains qui, historiquement, ne se sont que très, très peu occupés d’autrui, le travail de care étant dévolu aux femmes dans ce qu’on appelle la répartition sexuée du travail.

     

    2. Le care

    Avant d’affiner cette ligne de réflexion, définissons plus précisément ce que l’on entend par care :
    de manière très générale le care est « d'abord prise de conscience de ce qui importe, ce qui compte pour nous – à la fois de ce dont nous nous soucions, et de ce dont nous dépendons » (Laugier 2012). Par ailleurs, le care consiste en une découverte de notre vulnérabilité fondamentale : « la dépendance et la vulnérabilité ne sont pas des accidents de parcours qui n'arrivent qu'aux « autres » mais sont le lot de tous – y compris de ceux qui semblent les plus indépendants, mais qui pour cela ont besoin d'autres pour assurer leur autonomie » (Laugier, 2012). Cette vulnérabilité généralisée induit la nécessité corrolaire d’une activité de prendre soin. Joan Tronto, qui a posé dans les années 90 un certain nombre de piliers théoriques essentiels de l'éthique du care, définit ce dernier comme une activité qui comprend « tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre monde de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde inclut nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie » (Tronto, 1993).

    Il s'agit donc d'une activité caractéristique de l'espèce humaine dans son ensemble (le « nous » qu’emploie Tronto), qui, toutefois, est historiquement et socialement assumée par les femmes, ce à quoi on doit encore ajouter que le travail de care demeure encore à ce jour peu ou pas reconnu socialement, quand il n’est pas tout bonnement invisible. C’est que l'ensemble de nos sociétés sont bâties sur des schémas androcentristes, c'est-à-dire donnant la préséance aux hommes et marginalisant ou asujettissant les femmes.

    Peu étonnant, dès lors, que le care n'ait jamais vraiment frappé l'esprit de nos grands philosophes comme ayant valeur philosophique (à défaut d'avoir de la valeur dans leur propre vie privée) puisque constituant de fait un ingrédient, une donnée essentielle de l'existence de tous les êtres humains. Ce care (et son importance de premier plan) leur était, à eux-même, invisible, tout comme il l'est pour la majeure partie des êtres humains socialisés que nous sommes4. Une activité d'arrière-plan, effectuée dans l'ombre, et néanmoins sans laquelle nos sociétés s'effondreraient en un claquement de doigts.

    Qui que vous soyez, si vous lisez ces lignes, vous êtes inévitablement advenu-e au monde par un long, difficile travail de soin, de care, probablement effectué pour l'essentiel par votre mère. Votre père (aux côtés d'autres personnes pourvoyeuses de care) si vous avez eu la chance de le côtoyer régulièrement, a sans doute aussi effectué une part de ce travail, mais dans des proportions moindres5.

    3. Je deviens père

    Le 13 novembre 2016, j'ai vécu ma première véritable leçon de philosophie pratique tandis que je voyais la tête de ma fille sortir du ventre de sa mère. Je me trouvais projeté, auprès du sang, des douleurs inouïes endurées par sa mère, face à un être tout neuf, un être absolument dépendant, sa survie ex utero dépendait désormais d'une attention et d'un soin continuels de la part d'autres êtres humains. L'émotion qui m'a traversé l'échine et ému aux larmes quand les yeux de Chloé, sitôt hors du ventre, se sont tournés vers sa mère, puis quand je me suis trouvé capable de toucher, de sentir, et bientôt de tenir à même mon propre corps cet être qui m'avait transformé pour toujours, ne trouve aucun équivalent dans la multitude d'expériences que j'avais pu faire auparavant au cours d'un peu plus de trois décennies d’existence. J’éprouve bien de la peine à décrire par des mots, ou à saisir par la pensée, cette émotion. Mais je sais que je la rattache très intimement à un souci, au « souci d'autrui » (caring about) : avec la naissance de ma fille, j'ai compris brutalement que tant que je vivrai, je serai en souci pour elle, et que j'avais désormais comme tâche première et indiscutable, dans ma propre vie, de tout mettre en oeuvre pour accompagner adéquatement cet être nouvellement arrivé au monde, aux gré des aléas d'une existence où elle puisse s'épanouir au mieux.

    J'ajoute que depuis la naissance de Chloé, il ne s'est pas passé un jour sans que je ressente une tension à la fois grisante et douloureuse, entre un sentiment de force de vie accrue d'un côté, qui me donne au quotidien les moyens de jouer mon rôle de père, et un sentiment de vulnérabilité immense, de l'autre, parce que je me trouve dans la plus totale incapacité ne serait-ce que d'imaginer vivre sans ma fille à mes propres côtés, ou du moins la savoir en bonne santé, quelque part, et qu'à ce titre, même si c'est moi (encore une fois, pas seul, heureusement) qui dois être un pilier et une force stable pour ma fille, je suis persuadé qu'au fond, je suis tout autant, si ce n'est davantage, fragile qu'elle.

    4. Ce qui est sous nos yeux...

    Voyons comment ce thème central de la vulnérabilité va de pair avec notre tendance, que l'éthique du care aimerait redresser, à ne pas percevoir la vulnérabilité.

    C'est fort du chamboulement généralisé de ma nouvelle identité de père que j'ai commencé à me montrer réceptif aux éthiques du care, dont j'avais pourtant souvent entendu parler auparavant, mais auxquelles je n'avais jamais vraiment prêté attention, encore moins crédit. J’ai commencé par engloutir le Que Sais-je ? de Fabienne Brugère (2017) dédié au care. Puis, j'ai peu à peu étendu à un certain nombre d’autres penseuses féministes, citons Sandra Laugier ou Estelle Ferrarese pour le monde francophone, Nancy Fraser, Joan Tronto ou Arlie Russell Hochschild pour le versant anglo-saxon. Toutes ces penseuses, toujours actives de nos jours, sont à la fois des femmes, des féministes, et généralement aussi des philosophes (Arlie Russell Hochschild est sociologue). Elles ont contribué et continuent de contribuer à densifier et enrichir le courant théorique du care à la suite du livre fondateur de Carol Gilligan, Une voix différente (In a Different Voice, 1982).

    Les premières féministes à avoir thématisé le care l'ont fait en grande partie dans le but de rendre visibles certaines inégalités fondamentales entre femmes et hommes, ici les inégalités dans la répartition de la charge de travail domestique que représente le travail de care, particulièrement le soin porté aux enfants, aux personnes âgées et aux personnes atteintes d'un handicap, ainsi que la question de la reconnaissance de ce travail de care justement comme travail6. Ce rendre visible dont le care se veut le héraut consiste bien à voir enfin quelque chose que l'on ne voyait pas alors que tout le temps, c'était là, sous nos yeux, et en cela, le care et la philosophie de manière large partagent une visée commune essentielle. Foucault (dans Dits et écrits II, cité par Sandra Laugier (2013)), le formule ainsi :

    « Il y a longtemps qu’on sait que le rôle de la philosophie n’est pas de découvrir ce qui est caché, mais de rendre visible ce qui est précisément visible, c’est-à-dire de faire apparaître ce qui est si proche, ce qui est si immédiat, ce qui est si intimement lié à nous-mêmes qu’à cause de cela nous ne le percevons pas ».

    Prêter attention au monde semble aller de soi. Êtres de perception sensible, nous sommes sans cesse accordé-e-s à nos vies et à la succession d'instants, de situations, de périodes qui la caractérisent. Nous sommes au monde, comme on dit, et notre être au monde se caractérise par un accordage sensible, émotionnel, entre nous et l'environnement dans lequel nous évoluons.

    Et néanmoins, il nous arrive bien souvent de ne pas prêter attention à une modalité de notre monde : sa vulnérabilité. C’est ce que pointe Sandra Laugier lorsqu’elle nous invite à nous rappeler que ce qui est commun à tous les êtres humains, ce n'est ni la puissance d'agir, ni les capacités réflexives poussées, ni même l'usage du langage. Les nouveaux-nés ou les personnes atteintes d'un handicap mental important seraient exclus de l’humanité si c'étaient là des conditions nécessaires (en fait, ces catégories de personnes sont clairement exclues de l'accès au présent texte... mais c'est un autre problème). Non, ce qui fait de nous des humains, c'est que nous sommes toutes et tous vulnérables, que nous pouvons être détruits, blessés, torturés, tués. Nous ne sommes pas les seuls, certes: les animaux, et dans une large mesure la nature entière, sont également vulnérables. La vulnérabilité se trouve contenue dans les modalités d’existence de toute forme de vie. Ce qui nous ramène à l'attention au monde. Dans la perspective du care, prêter attention permet de s'ajuster à des situations qui requièrent de nous – ou du moins de quelqu'un – une activité de soin, de réparation, de traitement de la vulnérabilité, dans une visée de « soutien à la vie », pour reprendre Joan Tronto : consoler un-e ami-e, aider au quotidien sa vieille mère à s'habiller ou faire ses courses, nourrir et subvenir aux besoins de première nécessité de son enfant, etc.

    Attention toutefois à ne pas perdre de vue ce qui a déjà été posé au point 2 : « la dépendance et la vulnérabilité ne sont pas des accidents de parcours qui n'arrivent qu'aux 'autres' mais sont le lot de tous – y compris de ceux qui semblent les plus indépendants, mais qui pour cela ont besoin d'autres pour assurer leur autonomie » (Laugier, 2012). La vulnérabilité en effet ne se présente pas nécessairement sous les traits stéréotypés, extrêmes, qui viennent aisément à l’esprit à l’évocation du terme. Les plus vulnérables, au contraire, « sont parfois ceux qui, tout en donnant tous les signes de la puissance et de l’autonomie, dépendent entièrement d’autrui dans leur quotidien, voire d’une armée d’autruis qui assurent les différentes fonctions de leur entretien » (Laugier 2013). Un nombre très important de personnes sur ce globe qui assurent par exemple des fonctions élevées au seins d'entreprises ou d'administrations diverses, s'appuient massivement sur des secrétaires, des conseillers personnels, des masseurs d'entreprise, mais aussi dans le privé sur leur femme, leur femme de ménage, des baby-sitteuses, des crèches, la liste est longue...

    Sans aller jusque là toutefois, je pense très simplement - parmi tant d'autres personnes - à feu mes deux grands-pères, qui avec tout l'amour et le respect que je leur porte, ne savaient à peu près rien cuisiner de leur vivant hormis des tartines au fromage. En termes de compétences culinaires, ils savaient par contre parfaitement « externaliser » les tâches : commander à manger au restaurant, se faire servir à manger chez eux, ou encore se faire servir à manger par la maîtresse de maison lorsqu’ils étaient invités chez des amis ou autres. Sans leur femme, sans des serveurs, sans la femme d’autres hommes de leur niveau social, et avant cela, sans leur mère (on pourrait allonger la liste, bien-sûr), je me demande très sincèrement comment mes grands-pères se seraient nourris, tout au long des presque 90 ans de leur passage respectif sur terre.

    Penser à ces choses tout à fait ordinaires, « si intimement liées à nous-mêmes » qu’elles finissent par en aller de soi et s’en trouver invisibles, c’est penser avec le prisme du care. Du berceau jusqu'à la tombe, les activités de care fonctionnent comme soutien à l'existence, pour toutes et tous ; à commencer par la petite enfance, où les expériences affectives précoces entre l’enfant et les personnes pourvoyeuses de care sont tout bonnement des réquisits développementaux, sans quoi l’enfant souffre de carences affectives plus ou moins marquées, voire dans les cas les plus dramatiques, de graves retards de développement.

    Voici à présent notre paradoxe: nous sommes toutes et tous dépendants d'autrui pour fonctionner, il suffit de s'arrêter un instant sur la question ou simplement de sonder sa propre existence, pour s'en persuader si ce n'était déjà chose faite. Et pourtant, feu mes grands-pères, tout comme les cadres des multinationales, tout comme les femmes, en couple ou non, bref, l'intégralité des adultes normalement socialisés dans les sociétés occidentales, ont toutes et tous en commun d'avoir intégré un concept / valeur phare du développement des sociétés capitalistes. Ce concept, qui sous ses dehors respectables a bien quelque chose du piège, c’est : l’autonomie.

    L’AUTONOMIE

    Etymologiquement « autonome » signifie « qui se donne sa propre loi ». Dans les usages sociaux du terme, on y associe volontiers l'idée que celle ou celui qui est autonome n'a besoin de personne d'autre, outre elle/lui-même, pour fonctionner. Être autonome, c'est se « prendre en charge » soi-même et ne pas « dépendre » d'autrui (ou de l’État, ce qui revient au même), au contraire, en apparence, des personnes dites « dépendantes », qui sont généralement stigmatisées ou invisibilisées: enfants, personnes en recherche d’emploi, vivant en institution, etc.

    L’injonction généralisée à l'autonomie par laquelle se caractérisent nos sociétés se trouve dans la ligne de mire de l'éthique du care : « À contre-courant de l’idéal d’autonomie qui anime la plupart des théories morales, le care nous rappelle que nous avons besoin des autres pour satisfaire nos besoins primordiaux, que nous sommes radicalement dépendants » (Laugier, 2013). L'énoncé « Nous sommes radicalement dépendants » peut en fait être décliné en deux volets:

    1. Une partie de l'humanité est totalement dépendante (et ne peut typiquement pas effectuer de travail de care), du berceau à la tombe: c'est le cas de certaines personnes porteuses d'un handicap lourd, notamment. La philosophe ayant le mieux décrit et défendu l'importance de penser le care en lien avec ces formes extrêmes de dépendance est Eva Feder Kittay, qui dans son ouvrage Love’s Labor (1999), traite de sa propre expérience de pourvoyeuse de care auprès de sa fille Sesha, porteuse d'un handicap mental.
    2. La majorité des êtres humains sont seulement dépendants au sens d'inter-dépendants, à l'exception bien sûr de périodes particulières de leur existence où la dépendance est totale ou peu s’en faut (petite enfance, âge avancé, maladies ou accidents survenus dans le cours de l'existence et rendant temporairement plus fragile...).


    Inter-dépendants se comprend ici dans le sens qu’implique une répartition sociale des tâches saine, qui comprend mais ne se réduit pas à la sphère du care : je ne pourrai jamais me soigner moi-même si j’ai une otite, je suis dépendant de mon médecin pour cela. Mon médecin, quant à lui, sait soigner une otite mais il ne produit pas lui-même les denrées alimentaires dont il a besoin pour vivre et qu’il trouve par exemple au supermarché du coin. Et ainsi de suite.

    Ces précisions ont pour fonction premièrement de nous aider à mieux saisir la palette (souvent invisible) de nos dépendances diverses et variables en intensité au fil de nos parcours de vie, et en second lieu, de nous rappeler que certaines catégories de personnes ont tendance à être oubliées de nos modèles de pensée et de fonctionnement, notamment les personnes porteuses d'un handicap mental, qui ne trouvent pas leur place par exemple dans les théories de la justice telles que celle de John Rawls (Théorie de la Justice, 1971), pilier incontournable sur la question. Les philosophes venant avant l'éthique du care sur-investissent et sur-valorisent les fonctions intellectuelles de l'être humain, fonctions sur lesquelles s'est constituée la tradition philosophique occidentale multi-millénaire, et par lesquelles le champ de la philosophie tire au demeurant sa légitimité7. Le souci avec ces lignes de réflexion est qu'elles laissent les êtres incapables de « raisonner », au sens consacré par la philosophie occidentale, à la marge de certaines conceptions de la justice, et plus généralement aux marges de la société.

    Plus gravement, ce que cela nous dit sur nos sociétés est que la vulnérabilité elle-même, quand bien même elle est constitutive de nos existences, est généralement rejetée aux marges, traitée non pas en plein jour mais dans l'ombre: essentiellement, dans l'espace privé ou dans des institutions prévues pour la « prise en charge » des personnes âgées, des personnes handicapées, etc. Quand pareilles institutions n'existent pas, comme dans le cas des personnes vivant dans la pauvreté, divers mécanismes inhibiteurs (qu’ils soient le fruit d’une visée calculatrice ou pas) assurent que la vulnérabilité de ces personnes ne soit pas trop gênante pour la population « bien portante ». Parmi ces mécanismes, on trouve par exemple :

    1. Le sentiment de honte, qui peut être considéré comme une norme sociale intériorisée, et qui conduit beaucoup de personnes souffrant de pauvreté à se montrer le moins possible dans les lieux publics... c’est vrai au point que je continue aujourd’hui encore de voir autour de moi des personnes qui tombent des nues en apprenant que la pauvreté existe aussi en Suisse, et pas uniquement parmi la population migrante qui plus est...
    2. Des lois et règlements confectionnés ad hoc, comme dans le cas de l'interdiction de la mendicité dans le canton de Vaud où je vis, qui permet enfin de « nettoyer » nos villes quelques années après l’arrivée dans leurs enceintes des Roms, dont certain-e-s de mes compatriotes continuent de penser qu'ils amassent en fait des fortunes en faisant la manche, ou, mieux encore, qu' « ils n'ont qu'à trouver du travail »... la bêtise, comme je le suggérais en préambule de cet article, continue de prospérer, ce qui n'est pas étonnant dans la mesure où il est plus simple de trouver un bouc-émissaire et de lui faire endosser tous les maux de la société – comme le proposent certains partis politiques d'extrême droite – que de tâcher de composer avec la complexité de notre monde, aussi décourageante puisse-t-elle apparaître.

    Ce bref détour vers le thème de la pauvreté a pour vocation de bien faire voir que le statut des nourrissons, des personnes âgées ou des personnes porteuses de handicap, très souvent ramené à la sphère du biomédical et de la santé, n'est de loin pas le seul domaine où la vulnérabilité pose des défis majeurs à notre société et à nos postures éthiques individuelles, et où cette même vulnérabilité n'est pas montrée, quand elle ne se trouve pas tout bonnement évacuée de l’espace public. Je suggère encore, dans la ligne des travaux de Christophe Dejours, que dans nos sociétés, un nombre incalculable d'adultes insérés professionnellement, particulièrement dans le cas du salariat classique, souffrent au quotidien d'avoir le sentiment que leur job n'a pas de sens ou/et que ce job constitue une violence dans le sens où cela les empêche d'employer un temps significatif à des choses qui leur importent vraiment. Les salarié-e-s qui souffrent au travail sont aussi en situation de vulnérabilité.

    La vulnérabilité est notre lot, à toutes et tous, bien sûr à des degrés et à des moments différents. L'éthique du care est à mon sens une belle voie pour penser un meilleur épanouissement individuel et sociétal. Elle est aussi, soit dit en passant, un immense doigt d'honneur adressé au capitalisme - et sa dynamique du profit et de la compétitivité au détriment de l'humain et son épanouissement - dans laquelle nous baignons depuis si longtemps que nous ne le voyons même plus (la citation de Michel Foucault est pertinente là aussi). Mais laissons, ce n'est pas le sujet pour le moment, ce sera peut-être celui d'un article à venir.

    5. Conclusion

    Avec le care, comme le dit Sandra Laugier, la vulnérabilité est placée au cœur de la morale. Et au cœur de la morale se situe également notre capacité à y porter attention. L'éthique du care est une éthique de l'attention. Attention à notre propre « Umwelt », notre environnement vital, soit ce qui nous entoure dans notre vie de tous les jours: humains, animaux, nature, objets... S'accorder à ce monde, y prêter attention au quotidien, remarquer les petites choses en apparence anodines, constitue déjà en soi un remède puissant contre l'ignorance, le repli individualiste voire le mépris et la suspicion vers lesquels le capitalisme néolibéral nous fait aisément glisser.

    A cette éthique de l'attention s'ajoute une éthique plus active du prendre soin, essentielle à la perpétuation et à la réparation de notre monde et des êtres qui le peuplent. Cette éthique-là trouve une de ses plus vives résistances dans une socialisation différenciée qui assigne encore de nos jours le care aux femmes, dans l’ombre, et les positions sociales valorisées, avec les formes de reconnaissance diverses qui s’y rattachent, aux hommes, hors de l’ombre. Il y a là des réflexions importantes à mener, mais pour l’heure je suggère simplement, aux côtés de Nancy Fraser, que le jour où les hommes choisiront de leur plein gré de faire pour de bon leur part de travail de care, la société aura fait un bond en termes de justice sociale.

    La philosophie pratique dans tout ça ? Elle s’accorde parfaitement à notre thème, car, dans ses modes d'appropriation par les philosophes praticien-ne-s à travers le monde, elle est étroitement liée au travail de care, aux côtés d'autres sous-domaines qui impliquent également rémunération de la part des pourvoyeuses de care: domaine du social, du médico-social, de l'éducation... En effet, une consultation philosophique, par exemple, ne sert pas avant toutes choses à mettre en parallèle des cerveaux en ébullition dans le but de faire advenir la vérité, la clarté, la lumière, ou toute autre forme de produit de la pensée réflexive considéré digne d'intérêt par la personne qui paie la philosophe pour ce service. Une consultation philosophique sert aussi à cela, bien entendu, mais il y a plus: une philosophe qui échange avec une personne durant un temps donné à l'occasion d'une consultation (et ce même s'il s'agit de consultation épistolaire) est toujours-déjà dans une relation de care avec son interlocutrice: les deux opèrent ensemble une mise côte-à-côte de leurs propres plans d'existence, elles considèrent avec une attention soutenue le même objet conceptuel ou existentiel, et ce faisant, elles expriment tacitement qu’elles comptent l'une pour l'autre, et s'accompagnent mutuellement. Dans l'attention que porte la philosophe non seulement au problème pour lequel on vient la consulter, mais aussi à la personne elle-même dans ce qu'elle a d'unique et de vulnérable, un care est possible qui offre idéalement à chacune un temps, un espace gorgés de sens.

    Notes

    1. Le concept de care, qui a été élaboré dans un premier temps par des penseuses anglophones, n’est habituellement pas traduit, pour la raison qu’il recouvre une réalité plus large et complexe dans sa forme originelle que ne le permettent les termes de « soin(s) » ou « sollicitude ».
    2. Ce qui amène la question de la responsabilité morale découlant des conséquences potentielles de nos actes. Je pense à l’éthique de la pratique philosophique développée par Eva Feder Kittay, et sa maxime de responsabilité : « Prête attention aux conséquences implicites de ton propos philosophique » (Laugier, 2012).
    3. Ce que j'entends par « partie significative de leur temps », c'est sensiblement davantage que, par exemple, la petite tape sur la tête en passant, ou le temps qu'il faut pour administrer une fessée.
    4. Femmes comprises, qui la plupart du temps sous-valorisent elles-mêmes le travail de care qu’elles effectuent, de par leur incorporation des normes et des schémas dominants traversant la société. Voir à cet égard notamment les travaux de Pierre Bourdieu, par exemple son ouvrage La Domination masculine.
    5.  Je parle bien sûr là de la tendance et non des exceptions statistiques, que l'on trouve évidemment dans tous les domaines.
    6. Sur ce point, on peut méditer sur le genre d’énoncés qui ont cours quotidiennement dans notre société : en parlant d’une femme qui dédie son temps à l’espace domestique (s’occuper des enfants, des tâches domestiques etc.), on dit volontiers « Elle ne travaille pas, elle est femme au foyer ». Travailler, dans ce contexte, est en fait réduit à travailler contre rémunération.
    7. Il existe une tendance nette et persistante en philosophie (dont sont immunisés à mon sens les philosophes de la trempe de Daniel Dennett, qui font dialoguer la réflexion philosophique avec les résultats des diverses disciplines scientifiques de leur temps) à estimer que le contact même entre le philosophe d’un côté, et le monde concret, la réalité, de l’autre, n'est pas nécessaire, voire même néfaste pour la constitution d'un savoir philosophique volontiers fantasmé comme « pur ». On se moque parfois de pareilles postures classées sous la catégorie Armchair Philosophy, c’est-à-dire philosophie de fauteuil, qui oublient un peu vite que l’humain est un être situé dans son environnement, et non pas un cerveau détaché, flottant dans l’univers des idées éternelles de Platon.

    Bibliographie

    • Brugère, Fabienne: Que sais-je ? L'éthique du care (PUF, 2017).
    • Laugier, Sandra: Tous vulnérables ? Le care, les animaux et l'environnement (Payot, 2012).
    • Laugier, Sandra: « Le care, le souci du détail et la vulnérabilité du réel», Raison publique, 9 novembre 2013.
      • Consultable en ligne: http://raison-publique.fr/article656.html
    • Tronto, Joan : Un monde vulnérable (La Découverte, 2009).
      • Traduction de : Moral boundaries: a political argument for an ethic of care (New York: Routledge, 1993).

    Épilogue

     

    Prêter attention à l’attention que l’on nous prête.

    A l’époque où j'écrivais cet article, ma fille s’est mise à être attentive à tous mes bobos, même les plus infimes, et même ceux qui n'en sont pas (les grains de beauté...) ; elle pointait du doigt un bobo qu’elle venait de voir, et elle marquait verbalement la découverte, ou peut-être la question implicite, d’un « Ta- ta ! » ou parfois d’un « Fait maaaal ! ». Je lui expliquais que j’avais un bobo, mais que ce n’était pas grave, heureusement. Elle opinait du chef, l’air pénétré, et nous passions à autre chose.

    Un jour, elle a commencé à faire quelque chose de plus, que sa mère et moi faisions jusque là avec elle : elle s’approche d’un des bobos en question, et elle pose, avec une grande délicatesse et application, un bec dessus. Je note moi-même avec émotion l'attention toute particulière qu'elle me porte, qu'elle porte à mon corps, à sa vulnérabilité.

    Un exercice très intéressant à effectuer, me semble-t-il, peut être dérivé de ce type d’expérience: Soyez attentif, à divers moments de vos journées, de vos semaines, à la manière dont autrui se montre attentif à vous-même. Tout simplement.

    La forme de l'attention peut varier, bien sûr, elle peut être intéressée, contrôlante, jugeante, suspicieuse. Elle peut aussi se manifester par son envers : l’indifférence que nous vivons au quotidien, avec la multitude de gens dans la rue, les transports publics, les magasins, qui sont rivés sur leur smartphone et dont nous faisons souvent partie. Cette indifférence peut évidemment toucher également nos relations avec nos proches, ami-e-s, membres de notre famille ; il est si facile de ne pas se prêter attention, de ne pas se manifester par là que l’on compte les uns pour les autres, sur le mode du care...

    Heureusement, souvent aussi l’attention que vous pouvez percevoir chez autrui et dont vous êtes l’objet, procède d'un souci, même à peine décelable, pour votre personne, d'une prise en considération de votre vulnérabilité, et d’un traitement particulier, toujours unique, de cette vulnérabilité. Chloé, à bientôt 2 ans et demi, dirige magnifiquement son attention vers moi, et une fois le bobo identifié, elle prend soin de moi, à sa propre manière, et m'indique par là que j'existe pour elle, que je compte et qu'elle désire me réparer, me faire guérir, lorsque j'ai une blessure, ou qu'elle croit que j'ai une blessure.

    Et bien sûr, à un troisième niveau d’interaction, Chloé est attentive également à la manière dont je reçois son geste (ce que Tronto nomme care receiving); quand elle fait un bec sur mon bobo, elle peut lire très directement, à mes réactions verbales comme non verbales (je lui caresse les cheveux et lui parle doucement), combien le care qu’elle me porte est source de bonheur pour moi, combien mon existence déborde de sens à la manifestation d’affection qui est la sienne, dans ces instants qu’il s’agit de remarquer et de chérir car ils sont tout.