La semaine dernière, nous avons traité de la nature des partis politiques tout en commentant leur comportement de séduction auprès des électeurs. Les élections européennes s’approchant à grands pas, chaque parti essaye de faire valoir ses idées et de les imposer dans le débat public. Mais l’idéologie du parti, même si elle sert de ligne directrice pour ses membres, ne suffit pas tout le temps à convaincre l’électorat. Le parti doit parfois orienter son discours, l’adapter afin de convaincre une partie de la population et la persuader de l’intérêt qu’elle aurait à voter pour son ou ses candidats. C’est le cas du discours politique tourné vers les classes populaires, électorat très convoité par tous les partis. Cette semaine, nous traiterons de cette partie de la population qui a beaucoup évolué politiquement et notamment du milieu ouvrier qui représente encore aujourd’hui 7% de l’électorat. Si le milieu populaire a longtemps voté à gauche, nous verrons pourquoi une grande partie vote désormais pour des partis d’extrême droite et en quoi cela démontre à la fois un échec de la gauche, mais aussi une évolution sociologique de ces milieux.
La chasse à l’électorat des classes populaires
À gauche comme à droite, l’obsession des partis est de renouer avec les classes populaires afin de récolter le plus de voix possible lors des prochaines élections. Dans son article « Quelle définition statistique des classes populaires ? », le sociologue Thomas Amossé explique l’usage contemporain du terme « populaire ».
« Contrairement à celle d’ouvriers ou d’employés, la notion de « populaire » n’a pas de définition statistique précise. Tout au plus est-elle aujourd’hui parfois utilisée dans les publications de l’Insee, sous le vocable de « classes populaires ». L’expression désigne de façon imagée un vaste ensemble composé des populations ayant des ressources économiques et culturelles limitées, celles qui occupent des emplois dits d’exécution ou vivent des minimas sociaux. Empiriquement, il s’agit essentiellement de tout ou partie des ouvriers et employés, auxquels sont ajoutés, selon les sujets d’étude, les conjoints et enfants des ménages correspondant. »
Selon l’Observatoire des inégalités, 38.6% des emplois appartenaient aux classes populaires en 2021 (42,1% aux classes moyennes et 18.9% aux classes supérieures). Il n’est donc guère étonnant que cette tranche de la population intéresse les différents partis. Pendant que Darmanin pense incarner la droite sociale, se présentant comme un héritier de Charles de Gaulle, son potentiel adversaire à la prochaine élection présidentielle, Bruno Le Maire, assure lui aussi placer les classes populaires au cœur de sa politique. Ce n’est pas la première fois que la droite tente de séduire les classes populaires pour se faire élire. L’ex-président Nicolas Sarkozy avait aussi intégré les classes populaires à son discours pendant la campagne présidentielle de 2021, s’adressant à « la France qui travaille », invitant les patrons à gonfler les salaires durant l’inflation. Lui-même avait obtenu 21 % de vote ouvrier et 29 % des votes des employés au premier tour des élections présidentielles de 2007.
À gauche, François Ruffin tente depuis maintenant plusieurs années de reconquérir une partie des classes populaires qui ne va plus voter. L’abstention est le « premier vote » dans cette catégorie sociale. Ruffin sait qu’une grande partie des classes populaires a voté à gauche jusqu’à la fin des années 70 et qui, certains ont continué à afficher leur soutien au Parti Socialiste (PS) jusqu’aux années 2000. Pour Ruffin, potentiel candidat de la France Insoumise (FI) aux prochaines élections présidentielles en 2027, cet électorat est essentiel pour endiguer la montée du Rassemblement National (RN). Cependant, il lui sera difficile de convaincre les classes populaires tout en affichant sa proximité avec les idées du parti écologiste. En effet, le combat contre l’utilisation de la voiture ou la lutte contre l'utilisation excessive de la voiture ou la surconsommation de viande ou encore le soutien aux activistes du climat gênèrent parfois incompréhension ou opposition au sein de ces classes populaires.
L’échec des partis de gauche à convaincre et le mépris des partis de droite envers les classes populaires font le bonheur de l’extrême-droite. Si les intentions de vote pour le Front National (devenu Rassemblement National en 2018) n’ont cessé d’augmenter, passant de 14,4% en 1988 à 25% en 2021, c’est en bonne partie grâce aux catégories populaires (29% de son électorat) et aux électeurs des milieux défavorisés (37%). Si nous regardons de plus près les données de l’IFOP (Institut français d'opinion publique) sur les intentions de vote du premier tour de l’élection présidentielle de 2022, nous pouvons constater que, dans les milieux populaires, 45% des ouvriers votent pour l’extrême droite (contre 17% en 1988) ainsi que 42% des employés (contre 14% en 1988).
Aux dernières élections, le paysage politique s’est dessiné autour de trois figures : la gauche de la NUPES (rassemblement des partis de gauche), la droite macroniste et l’extrême-droite du RN. Les classes populaires sont donc un enjeu majeur et départageront ces trois adversaires aux prochaines élections (européennes et présidentielles).
Les classes populaires : évolution du vote
Les heures de gloire de la gauche
Si, dans les milieux populaires, plus de quatre personnes sur dix avaient l’intention de voter pour Marine Le Pen en 2022, c’était loin d’être le cas au début du XXe siècle. À cette époque, une grande partie des classes populaires était constituée de la classe ouvrière. Le travail de Florent Gougou vient nous éclairer sur la naissance de cet électorat de gauche :
« L’émergence politique de la question ouvrière en France remonte à la fin du XIXe siècle. Le massacre de Fourmies du 1er mai 1891 ouvre une dynamique qui aboutit à la percée socialiste des élections législatives de 1893. Les socialistes font ensuite partie du Bloc des gauches, coalition qui a gagné les législatives de 1902. En moins de dix années, le mouvement ouvrier s’installe comme une force politique significative. »
Ainsi, au début du XXe siècle, le mouvement ouvrier est associé au socialisme. D’ailleurs, lors de la création de la SFIO (Section française de l'Internationale ouvrière, IIe Internationale), il n’est nulle part mentionné « socialiste », tant socialisme et monde ouvrier étaient liés. En ce début de XXe siècle, la majorité des ouvriers votent à gauche, et ce jusqu’aux années 70. D’abord majoritaire à la SFIO (ancien PS), cet électorat rejoint ensuite le SFIC (Section française de l'Internationale communiste, IIIe Internationale) qui devient ensuite PCF (Parti communiste français) en 1921. Avant de poursuivre, il est important de rappeler que le vote ouvrier n’est pas exclusivement à gauche. Certains milieux plus conservateurs et catholiques votaient déjà à droite à cette époque. Comme le rappelle Florent Gougou, le vote ouvrier n’a pas une nature de gauche. « Même au plus fort du vote de classe ouvrier, la gauche ne dépassait pas 70 % des suffrages ouvriers. Et il n’a jamais suffi d’exercer un métier ouvrier pour voter en faveur des partis de gauche. »
Le PCF compte représenter les intérêts des ouvriers et les défendre contre l’oppression bourgeoise. Pour les marxistes, il représente l’avant-garde ouvrière. Le parti remporte de nombreuses victoires. En 1945, à la 1ère Assemblée Constituante sous la IVème République, le PCF obtient 26,2% de voix et 159 sièges. En 1946, il affiche un score de 28,3% aux élections législatives et obtient un tiers des sièges à l’Assemblée nationale. En 1969, le candidat PCF Jacques Duclos obtient 21,3% des votes au premier tour de l’élection présidentielle. Seulement, la tendance commence à s’inverser, provoquée en cela par de nombreux facteurs. Tout d’abord l’évolution du niveau de vie des habitants et des conditions de travail. La classe moyenne s’agrandit et devient un électorat au profil indéfini. Cela est accompagné de la montée en puissance du Parti Socialiste, symbolisée par les deux mandats présidentiels de François Mitterrand de 1981 à 1995. D’autres facteurs historiques viennent briser l’imaginaire communiste comme la chute du mur de Berlin en 1989 ou encore la dislocation de l’Empire Soviétique à partir de 1991. La désindustrialisation progressive amène à des transformations socio-économiques et à de nouvelles questions politiques. La question sociale et de lutte des classes, longtemps abordée dans les milieux ouvriers de gauche, est peu à peu abandonnée pour laisser place aux questions sur l’immigration et l’intégration. Florent Gougou explique le déclin du secteur industriel par « la tertiarisation de l’économie française » qui provoque un affaiblissement des « solidarités collectives ». Le travail change, les ouvriers ne travaillent plus dans de grandes usines. Ils sont dispersés dans différentes entreprises et entretiennent un rapport plus direct au client. L’âge d’or du communisme se termine donc par un dernier triomphe aux législatives en 1973, avant de chuter, laissant la place aux socialistes. Cependant, si le PS reprend le flambeau du PCF, il déclinera lui aussi peu à peu jusqu’au début des années 2000, l’année 2002 marquant l’effondrement de la gauche.
Basculement à droite
Les élections de 2002 marquent le déclin du socialisme, incarné alors par Lionel Jospin. Alors qu’il pensait être favori, le voilà éjecté dès le premier tour, devancé par Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen. C’est la première fois depuis 1969 que la gauche n’est pas présente au second tour d’une élection présidentielle. De son côté, le candidat du PCF, Robert Hue, obtient le maigre score de 3,4%. Seulement 43% du vote ouvrier revient à la gauche. Mais, plus surprenant encore, 27% ont voté pour le Front National (FN). Florent Gougou nous explique ce revirement. Contrairement aux idées reçues, si une grande partie des milieux populaires, correspondant à la classe ouvrière, vote pour le FN (puis pour le RN), cela n'est pas dû à la « droitisation » du milieu ouvrier. Il y a toujours eu un électorat conservateur de droite au sein du mouvement ouvrier. Si la majeure partie des ouvriers votent RN de nos jours, c’est parce que les ouvriers de gauche ne vont plus voter et que les ouvriers conservateurs de droite se sentent concernés par les discours du RN sur l’immigration. L’essence de la gauche a disparu progressivement pour plusieurs raisons, nous ne pourrons pas toutes les citer. Pour Florent Gougou, trois générations ouvrières se sont succédées. La première, dite « héroïque », « porte en elle une solide culture de classe : la famille, le quartier, le syndicat et le Parti représentent les seules protections possibles contre la dégradation des conditions de vie et de travail ». La seconde, celle de la « modernisation », a déjà en elle « les germes de la désagrégation de la culture de classe ouvrière ». La dernière est la « génération de la crise », « elle reçoit les aspirations à la réussite individuelle de ses parents ». La transformation du monde ouvrier efface les idées socialistes. Les jeunes générations ne connaissent pas le monde ouvrier, elles ne sont pas imprégnées de cette culture. En plus de la transformation du monde ouvrier, la désillusion de la gauche est aussi due à la politique du PS pendant les années Mitterrand. Le bilan de ses mandats ne satisfait pas les milieux populaires de gauche qui finiront par ne plus aller voter.
En plus du facteur économique, l'évolution du vote populaire s’explique, selon l’IFOP, par l’exposition importante de ces classes à la délinquance :
« Au total, de la fin des années 1980 (période à laquelle le vote FN est apparu) à nos jours, le poids des insécurités physique, culturelle et économique a considérablement augmenté dans les milieux populaires, quand la prégnance de ces insécurités était beaucoup moins ressentie dans les classes moyennes et parmi les cadres ».
Hypocrisie chez les macronistes
Comme nous l’avons exposé précédemment, il existe une certaine logique, du fait des facteurs socio-économiques et du ressenti de l’insécurité par les classes populaires, à ce que le RN récupère des voix. Ce vote exprime à la fois la peur et la colère envers une nouvelle génération d’immigrés, mais aussi la volonté de préserver une certaine idée de l’identité et de la culture françaises. En résumé, il résulte d’une forme de fermeture au monde. Une fermeture d’abord physique par le refus de l’immigration et le souhait d’un contrôle plus strict des frontières. Mais aussi une fermeture idéologique : rejet de « l’américanisation » de la société, promotion du « Frexit » (sortie de la France de l’Union Européenne), retour aux « racines » judéo-chrétiennes.
Ce qui semble moins logique est la possibilité d’un basculement de cet électorat vers la droite macroniste. Selon un sondage IFOP du mois d’avril 2023, seul 4% de l’électorat des catégories populaires voterait pour Darmanin si ce dernier était désigné candidat de son parti (8% dans l’hypothèse Bruno Le Maire). Les résultats de ce sondage ne sont pas surprenants, difficile d'oublier à quel point la politique capitaliste macroniste a durement touché les foyers les moins aisés. L’électorat de Macron est tout sauf populaire, plutôt « urbain, diplômé, aisé » pour reprendre les mots de Brice Teinturier. Emmanuel Macron a méprisé les classes populaires en abaissant les aides pour le logement, en réprimant les gilets jaunes, en forçant les employés, usés par le travail, à cotiser deux années supplémentaires, et cela malgré l’opposition des syndicats, d’une grande partie de l’Assemblée nationale et de l’opinion. Ses prises de parole ont incarné son mépris, parlant d’un « pognon de dingue » pour désigner les aides sociales, pointant du doigt « les fainéants » et les « gens qui ne sont rien ». Autant dire que la tentative de récupération de l’électorat populaire de la part des macronistes peut paraître très hypocrite. Arborer ses origines sociales, comme le fait Gérald Darmanin en rappelant sans cesse que sa mère est femme de ménage, n'est pas suffisant. Les décisions prises par nos hommes et femmes politiques reposent sur des choix politiques forts, insufflés le plus souvent par la famille politique dont ils font partie. L'origine sociale de ces acteurs politiques ne peut à elle seule valider une orientation politique. Gérald Darmanin a évolué dans des familles politiques de droite (RPR, UMP, LR) qui ne se sont jamais réellement souciées des intérêts des classes populaires. Les chiffres des prédictions de l’IFOP montrent que cette population n’est pas dupe. Elle vit dans sa chair les résultats d’une politique capitaliste indifférente de leur sort. Il faudra plus que des journées saucisse-frites à Tourcoing pour que Darmanin puisse récupérer un semblant d’électorat populaire.
À gauche, la nostalgie d'un âge d'or
Après l’hypocrisie de la droite macroniste vient la nostalgie de la gauche. Une nostalgie que nous pouvons observer autant au sein du parti Lutte Ouvrière, toujours dans l’attente d’une révolution, que chez des personnes comme François Ruffin et ses camarades de la FI qui essayent de redonner un élan de gauche au sein des classes populaires. La tâche de la gauche n’est pas aisée. Elle doit convaincre à nouveau une partie de la population qui ne croit plus en la politique, et parfois pour de bonnes raisons. Les élus de la gauche ont déçu une partie de cette classe qui avait l’espoir d’un changement en leur faveur. Malheureusement, qu’il s’agisse du mandat de François Mitterrand ou de celui François Hollande en 2012, aucun changement radical n’a eu lieu. En plus de se confronter à la perte de confiance des classes populaires, les représentants de la gauche doivent aussi gérer les divisions idéologiques d'une gauche nostalgique du monde ouvrier, abordant la question sociale de lutte des classes, et d'une nouvelle gauche, qui ne veut plus rien laisser passer sur les questions d’écologie, de genre, de sexisme ou de racisme. Concilier ces deux approches n’est pas impossible, mais il faut pour cela confronter deux mondes qui refusent de s’écouter. Pourtant, comme nous l’avons vu dans la revue de presse du 7 août, social et sociétal n’ont aucune raison de s’affronter puisqu’ils sont tous deux liés. Défendre l’électorat populaire, ce n’est pas arborer la politique du « bien manger », comme le fait Fabien Roussel, secrétaire national du PCF. Ce n’est pas non plus focaliser la question sociale seulement à travers le prisme de ses propres combats militants, comme peuvent le faire certains intellectuels ou étudiants. Le combat de gauche est un combat social et sociétal, qui doit se dresser à la fois contre les écarts de salaire abyssaux entre les salariés et les patrons et contre les inégalités salariales entre hommes et femmes. C’est un combat qui défend la condition humaine de toute personne morale, qui vise en conséquence à supprimer toute discrimination à l’embauche, toute intolérance à l’encontre d’une préférence religieuse ou d’une personne transgenre. Toutes ces questions peuvent être défendues en même temps et aucune ne remplace une autre, contrairement à ce que pensent les apeurés du « wokisme ». La gauche, si elle veut reconquérir l’électorat, devra affirmer ses positions et débattre de ces différents sujets. La ligne politique et ses nuances doivent être explicites. En termes de laïcité par exemple, la gauche ne doit pas rester sur une position floue qui profite au RN qui, lui, a les idées claires sur ce genre de sujet. Sur les questions de genre et d’identité, les élus doivent s’informer et se préparer aux futurs débats qui ont déjà lieu dans d’autres pays (ex : procédures de changement de sexe pour les mineurs). Sur les questions écologistes, les élus doivent affronter des sujets importants comme la consommation excessive de viande, au risque de froisser « les bons vivants ». Cela, tout en continuant de défendre, de manière plus générale, les catégories populaires. Discuter de ces sujets ne signifie pas accepter toutes les nouvelles revendications en matière de genre ou d’écologie, mais plutôt les intégrer dans le débat pour mieux les comprendre et prendre des décisions pour avancer.
Si les classes populaires ne sont pas dupes face à l’hypocrisie de la droite libérale, une partie de celles-ci pourrait s’intéresser à une gauche déterminée à défendre leurs intérêts. Le combat de la gauche a toujours été de défendre les minorités et les catégories sociales les moins aisées, elle possède une légitimité liée à son histoire et à ses principes fondateurs. Cependant, si elle ne veut pas perdre son électorat des catégories supérieures et intermédiaires, la gauche ne devra pas se contenter de séduire l’électorat populaire en mettant de côté les nouveaux enjeux contemporains, elle devrai aussi proposer une politique sociale et sociétale qui intègre ces nouvelles questions, qui font aussi partie des préoccupations des classes populaires.
Références
Le Monde
De Gérald Darmanin à François Ruffin, l’appel du pied aux classes populaires
Autres sources
Centre d'observation de la société :
Slate : Comment la gauche a perdu, en trente ans, le vote ouvrier (au profit de l'extrême droite)
IFOP : 1988-2021 : trente ans de métamorphose de
l’électorat frontiste
Florient Gougou : Les mutations du vote ouvrier sous la Ve république
Thomas Amossé : Portrait statistique des classes populaires contemporaines