Solitude, espoir ou désenchantement - étudier la philo en tant que femme

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    On m’a demandé d’écrire un témoignage – anonyme si je le souhaitais – au sujet de mon expérience d’étudiantE en philosophie. Arrivée à la fin de la première phrase, tout s’écroule déjà. Le problème n’étant pas tant de témoigner, mais les potentielles retombées qu’un tel témoignage pourrait avoir pour moi, et donc me demander de faire cette tâche fâcheuse, anonymement. J’écris, oui, mais j’ai peur, et donc, je le fais anonymement.

    Je ne peux qu’écrire depuis ma perspective. De fait, je n’ai jamais eu le privilège d’étudier la philosophie en tant qu’individu genré homme. Peut-être que certaines de ces expériences sont communes à la vie étudiante, peut-être que je suis juste malchanceuse. Je ne sais pas.

    Néanmoins, voici une petite liste non-exhaustive des comportements irritants que je soupçonne m’être réservée pour nulle autre raison que mon genre :

    •  Devoir défendre la cause féminine et féministe tout le temps, face à des attaques pitoyables. Prenons un exemple marquant, lors d’un séminaire durant mon Bachelor. Lors d’une présentation d’un étudiant au sujet de la conception des femmes d’un certain philosophe (Mill), l’étudiant en question nous a présenté sans ciller que, grosso merdo, les femmes, de toute façon avaient leur place dans le foyer (comprenez ici la cuisine) car c’était dans leur essence, dans leur nature, de faire des enfants, être fée du logis et de veiller à ce que la popote arrive à l’heure pour le souper. L’homme quant à lui est réservé pour les grandes tâches : le travail, le vrai, les grandes pensées, la chasses, bref, ces choses que les détenteurs et détentrices (vous irritais-je en prenant en distinguant anatomie et identité de genre ?) d’utérus ne sauraient accomplir. La professeure de ce séminaire, outrée, avait bondi au plafond (au sens figuré, pas au sens propre) et aurait souhaité une plus grande participation des étudiantes pour remettre ce pauvre bonhomme à sa place, à savoir dans sa cave d’homme de Cro-Magnon. Je me souviens avoir ressenti une certaine désolation face aux propos de ce jeune homme, qui ne voyait pas du tout en quoi ses propos étaient problématiques, comme il se basait simplement sur l’observation de la « nature ». Je me souviens aussi m’être dite que j’allais m’épargner la tâche d’essayer de faire voir un autre point de vue à quelqu’un qui visiblement ne semble pas vouloir élargir son champ de vision, que j’étais trop fatiguée de me battre tout le temps pour une cause qui relève quand même du bon sens.
    • Recevoir des commentaires sur mon choix d’études et la compatibilité de celui-ci avec ma (nécessaire, apparemment) reproduction (de la part de l’entourage, mais également de la part du monde académique) : malgré l’existence de mon utérus, je pensais ne pas être uniquement une machine à créer des êtres humains nouveaux. Du moins, je pensais que je pouvais avoir d’autres buts dans la vie (même si avoir un ou des enfants est un but tout à fait honorable, si on le souhaite, évidemment). Mais non. Apparemment, être étudiantE (et cela s’applique probablement à plus large que les étudiantes en philosophie exclusivement) signifie qu’on a le droit non seulement au jugement de l’utilité d’un tel domaine d’études mais également la compatibilité vie de parent – vie professionnelle. L’existence d’un utérus ne signifie pas désir d’enfant – c’est difficile à gober pour certain.e.s, mais oui, on peut ne pas ressentir le besoin imminent et pressant de se reproduire. Même que l’on pourrait simplement souhaiter ne pas discuter de ce désir ou de cette absence de désir avec tout un chacun, ou recevoir des conseils non-sollicités sur quand mettre bas, ou pire encore, accrochez-vous pour cette outrecuidance : ne pas mettre bas du tout. Merci !
    • Avoir la qualité de son travail remise en question par ses pairs masculins. Quelques exemples : « Ah mais ce prof-là est plus sympathique envers les étudiantes que les étudiants », « Ah mais tu as été acceptée à cette conférence parce que tu es une femme / parce que tu es jolie », « Ah mais tu auras plus de facilité à faire carrière car tu es une femme».  
    • Avoir des pairs masculins qui ne voient pas le lien entre la théorie et la pratique (la vie de tous les jours, la leur !) Ils débattent de notions comme le consentement, mais n’arrivent pas à le mettre concrètement en pratique : mars 2023, le parlement suisse discute d’une redéfinition du viol. Consentement explicite ou implicite, seul un oui est un oui, quelle définition suivre, que faire ? Le débat fait fureur dans le grand public mais aussi parmi les apprentis-philosophes et philosophes reconnus. Certains cours ne manquent pas d’effleurer tangentiellement ou frontalement le sujet, causant des débats. C’est un sujet sensible, douloureux pour certain.e.s d’autant plus si on regarde le nombre accablant de personnes qui ont déjà vécu une forme ou une autre de violence sexuelle. Donc être intégrée dans le débat, alors que l’on avait explicitement verbalisé son souhait de rester en dehors du débat, c’est flancher, cruellement de la prise en compte des souhaits de l’autre, de son consentement ou non au débat. La question qui vient me hanter alors est si le consentement (comprenez ici ma réticence à entrer dans le débat) dans un contexte aussi peu compliqué et avec aussi peu d’enjeux que le débat entre étudiants n’est pas une notion maîtrisée, comment ces personnes feront preuve de sagesse pratique dans le cadre privé ou intime ?
    • Avoir l’impression que des portes se ferment, sans même qu’elles aient été ouvertes un jour. Vouloir faire changer la donne mais ne pouvoir faire cela qu’en se mettant en danger – la preuve est l’anonymat de mon témoignage. En échangeant avec d’autres femmes philosophes à différentes étapes de leur parcours professionnel, il y a un constat qui fait un peu peur. Celui que nombre de femmes quittent la philosophie parce que c’est un cursus peu accueillant voire hostile. Ce n’est pas qu’on ne fait pas d’efforts, loin de là. Mais je constate, avec d’autres philosophes également, qu’au sein de certains domaines de philosophie encore dominés par la gent masculine, les femmes s’en vont. C’est ainsi que certains domaines mal vus par les philosophes théoriciens pur jus, tel que l’éthique appliquée, regorgent de philosophes théoriciennes qui ont décidé que certaines batailles étaient trop absurdes à mener, trop lourdes et trop longues pour y dévouer toute son énergie. Ce n’est pas qu’elles n’ont pas essayé, c’est qu’à un moment ou à un autre elles se sont rendues compte que leur parcours était jonché d’obstacles que leurs pairs masculins n’avaient pas. Certes, les universités essayent de faire un pas vers l’égalité, mais trainent encore un peu comme en témoignent de nombreux exemples du monde académique tout entier (Paye ta blouse, paye ton EPFL pour n’en citer que deux…). De plus, quand on a le courage de l’ouvrir, l’entreprise se tourne contre nous ; alors qu’on a le soutien de nos pairs et notre entourage, certains anciens académiciens se trouvent outrés et crient à l’affront de la liberté d’expression, les administrations essaient d’étouffer l’affaire et les choses ne bougent pas. C’est compréhensible, dans de telles situations, que les femmes quittent le milieu académique. Et pour rendre la démarche encore plus vicieuse, plus marginale, plus difficile, les préjugés de féministe enragée persistent.
    • Choisir entre les bonnes notes et les sujets qui nous tiennent à cœur : Pour celles qui veulent entamer un PhD, l’excellence académique est un facteur qui nous hante durant nos études. La perfection à laquelle on aspire, impossible à atteindre, car lorsqu’on n’a pas la chance de s’intéresser également au sujet de prédilection du prof qui corrigera notre travail, le risque est que la note ne sera pas aussi bonne. On nous répète que non, tout ce qui compte, c’est la qualité du papier… Mais après quelques échanges avec d’autres étudiantes, nous ne sommes pas toutes convaincues… Que faut-il choisir, dès lors, le sujet qui nous apportera la meilleure note, ou le sujet qui nous tient vraiment à cœur ? Bien entendu, certaines fois la question ne se pose pas lorsque le sujet est imposé dans un travail. Mais bon. Le dilemme reste pour une partie non négligeable du quotidien de l’étudiant en philosophie.
    • La normalisation des comportements problématiques, d’un intérêt académique marginal, et probablement néfaste pour la santé mentale de tous: bon nombre d’entre nous ont déjà eu l’occasion d’assister à ce genre de séminaire, cours, ou conférence où le but implicite semble être simplement de poser la plus grande colle, la question la plus tordue, ou simplement de parler le plus possible. Voici un fait : les femmes ont, elles-aussi, une voix, certes, mais lorsque dans le débat des voix d’homme se font entendre, on tendra plus facilement l’oreille pour ceux-ci plutôt que les voix féminines, parce que c’est bien connu, une femme qui l’ouvre et veut se faire entendre est une femme hystérique. Snif. Je n’ai jamais aimé les débats dont le but est de se couper la parole le plus vite possible. Les avancées intellectuelles ne devraient pas être un tour de passe-passepasse rhétorique, tout droit sorti d’un débat présidentiel pour faire gober quelque théorie fumeuse. Non.  Pour moi, ce n’est pas synonyme d’intelligence, d’agilité de l’esprit, mais bien un manque cruel de politesse, de savoir vivre en commun. Ce n’est pas comme cela que l’on dialogue, que l’on échange. Non, pour cela il faut savoir écouter aussi. C’est un peu comme si on s’arrêtait à la première phrase de la République avec laquelle on n’était pas d’accord et qu’on écrivait un ouvrage entier à ce sujet sans avoir lu le reste. Le résultat est affligeant.  

    Cette petite liste aurait pu encore continuer, mais je pense que l’idée générale est assez claire. Évidemment, on pourrait me reprocher ce que je critique. C’est simple après tout :  je n’ai qu’à être moins timide ; les femmes n’ont qu’à persévérer davantage ; nous n’avons qu’à nous défendre infatigablement… mais cela ne résout rien. On pourrait aussi dire que ce sont des problèmes qui ne sont pas liées exclusivement à la philosophie. Qu’ils sont infiniment plus larges que la philosophie, et que ce n’est pas le seul problème de la philosophie. En effet, pour ne citer qu’un seul autre problème, il est vrai que le cursus standard en philosophie tend toujours à être prédominé par des penseurs hommes, blancs, vieux et/ou décédés. Qu’en est-il de la diversité ? N’existe-il rien en philosophie antique en dehors de Platon, Socrates et compagnie ? En effet, ces problèmes de représentation et de diversité au sein du canon viennent s’ajouter à tout le reste et contribuent au désenchantement, qui est bien là : nous sommes nombreuses à avoir cru qu’en étudiant la philosophie on pourrait échapper à des stéréotypes, aprioris, et injustices qui viennent de distorsions ou de fainéantise  intellectuelles ; que ce serait la pensée, le raisonnement qui seraient valorisés… que le sexisme n’atteindrait pas la philosophie. Mais on n’échappe pas plus en philosophie qu’ailleurs aux injustices et inégalités liées au genre. On espérait peut-être juste que la philosophie ferait preuve de plus d’introspection et capacité de remise en question… Voilà pourquoi il nous faut plus de femmes en philosophie. Il nous reste des angles morts à mettre en évidence et exorciser, pour que la philosophie accueille tout le monde, pas seulement une partie privilégiée de la population.