L'être humain: un projet perfectible?
«On ne naît pas Homme, on le devient.»[1]
C’est avec ces mots qu’Erasme souligne, en 1529, l’importance d’une éducation libérale afin de permettre à l’enfant de développer pleinement le potentiel de ses capacités et de devenir un être humain libre et autonome.
Au 16ème siècle, les philosophes introduisent la notion de «perfectibilité» afin de cristalliser l’idée selon laquelle la particularité de l’être humain résiderait dans le fait de n’être déterminé par rien. Celui-ci est entièrement libre, à même de choisir et donc également de créer sa propre destinée. À l’époque des Lumières, l’enjeu est tant politique que religieux, et vise à mettre un terme à une logique déterministe qui justifie les inégalités et injustices sociales par un soi-disant «état naturel des sociétés humaines»[2]. Si l’être humain se distingue par le fait d'être capable, en tant que sujet moral osant se «[...] servir de [son] (...) entendement»[3], d'aller au-delà de sa condition dite «naturelle», ceci implique donc qu'il soit en mesure de dépasser cette condition afin de rendre la société dans laquelle il vit plus juste et plus équitable, c'est-à-dire de l'améliorer en ce sens. De par sa nature perfectible et donc non déterminée, l’être humain possède en lui-même les ressources pour créer une société «plus humaine», morale et autonome.
La révolution scientifique au 17ème siècle marque cependant un tournant en ce qui concerne la signification de la notion de perfectibilité, qui évolue et se transforme. Celle-ci ne se borne bientôt plus à désigner uniquement l’autonomisation d'une société par les efforts d’amélioration de l’être humain en tant que sujet moral, mais désigne désormais également les améliorations rendues possibles grâce aux progrès scientifiques et aux nouvelles technologies. Les avancées dans ces domaines transforment ainsi non seulement le rapport que l'individu entretient avec son corps, qui devient un objet qu’il est possible de modifier et d’améliorer au gré de ses besoins et de ses envies, mais également son rapport à la société dans la mesure où «les progrès scientifiques et technologiques deviennent nécessairement sources de progrès sociaux»[4] - l’application aveugle de ce principe trouvera d'ailleurs sa triste apogée dans l’eugénisme du régime nazi. Ainsi, dès la seconde moitié du 20ème siècle, la perfectibilité humaine ne se pense presque exclusivement en termes scientifiques, biologiques et technologiques, réduisant ainsi l’être humain, tant d'un point de vue physique que psychique et moral, à «un programme que l’on peut déchiffrer, déconstruire pour le modifier, le refaçonner, telle une machine»[5]. Le corps, mais aussi l’esprit humain en tant que tel, font désormais partie du domaine où peut s’appliquer la notion de perfectibilité en termes biotechnologiques et technoscientifiques. L'aspiration des individus à vouloir sans cesse se perfectionner et s’améliorer afin de dépasser leurs limites et leur condition déterminée se voit assouvie, «non [plus] dans les conditions sociales ou extérieures, mais à partir de la transformation de l’homme lui-même»[6]. Comme le dit Klaus-Gerd Giesen dans son article Transhumanisme et génétique humaine:
«Le désespoir de trouver des solutions (...) à nos problèmes sociopolitiques (...) incite à tout ramener au gène héréditaire, en tant que fantasme de la toute-puissance retrouvée de l’individu, quitte à métamorphoser le sujet (humain) en projet (posthumain).»[7]
Peu à peu se dessine donc l’ère dite du «posthumain», dont la genèse s'effectue par un développement progressif de capacités nouvelles dites surnaturelles, qui vont au-delà de nos capacités naturelles. Créant tout d'abord des «humains de transition»[8], les transhumains, celles-ci aboutiront au dépassement de l’être humain en tant que tel. Selon l'une des figures les plus influentes du mouvement transhumaniste Nick Bostrom, «le transhumanisme (...) met au défi la prémisse suivante: la nature humaine est et devrait rester essentiellement inaltérable»[9]. Et en effet, pourquoi devrait-on se contenter d’une condition imparfaite, si l’on a la possibilité de la modifier pour l’améliorer, la rendre meilleure?
En quête de perfection et de dépassement
D'après Nietzsche, l'être humain possède une insatisfaction originaire quant à sa condition, ce qui expliquerait qu'il tende inlassablement à aller au-delà de celle-ci:
«Je (Nietzsche) considère toutes les formes métaphysiques de la pensée comme la conséquence d‘une insatisfaction chez l‘homme, d‘un instinct qui l‘attire vers un avenir plus haut, surhumain (...).»[10]
Au 19ème siècle, la figure du Surhumain (Übermensch) de Nietzsche rend compte de la volonté profonde qui anime l’être humain de vouloir toujours aller au-delà de soi, jusqu’à devenir l’égal de la vie elle-même en tant qu’elle est «ce qui doit toujours se surmonter soi-même»[11] ou du divin. C’est le rêve d’immortalité et de toute puissance qui se forme à partir de l’aspiration à vouloir dépasser, voire supprimer les «limites censées donner a priori la configuration des situations dont l’être humain ne peut s’extraire»[12]. Avec les possibilités que nous ouvrent les nouvelles technologies scientifiques, ce rêve semble désormais avoir largement dépassé la sphère purement métaphysique et être devenu réalité. Les transhumanistes critiquent ainsi la vision déterministe de l’évolution naturelle des individus et «prônent, sinon un devoir, du moins un droit d’intervenir dans le cours des événements»[13]. Ils justifient ainsi le droit de l'être humain d'avoir une emprise sur sa propre évolution, en invoquant ce qui fait de lui un être humain, à savoir, comme dit plus haut, le fait qu'il ne soit déterminé par rien. Les transhumanistes utilisent ainsi ce qu'ils définissent comme étant la nature humaine afin de justifier le projet de l’homme-machine ainsi que celui du progrès infini. Voici ce que dit en effet Giesen à propos de l’idéologie transhumaniste:
«Il conviendrait que l’humanité prenne technologiquement en charge son destin. Cela signifierait qu’elle rompe avec le processus de sélection naturelle (...), et qu’elle forge son évolution sur le mode volontariste, jusqu’à dépasser la condition humaine.»[14]
La posthumanité serait-elle alors une conséquence nécessaire de l'évolution humaine?
Posthumanité: conséquence nécessaire de l'évolution humaine?
Afin de mieux cerner les enjeux philosophiques qui sous-tendent cette question, arrêtons-nous un instant sur l’expérience de pensée du philosophe Gottfried Wilhelm Leibniz. Construite à partir d'un mythe de l’Antiquité, l'expérience permet au philosophe d'introduire sa doctrine à propos de l’identité à travers le temps et les changements.
- Identité au fil du temps et des changements
D’après le mythe rapporté par Plutarque, Minos, roi de Crète et vainqueur de la guerre contre Athènes, exige du roi d’Athènes, Egée, de lui envoyer, tous les neufs ans, sept filles et sept garçons en guise de nourriture pour le minotaure, un taureau enfermé dans un labyrinthe en Crète. Afin de mettre un terme à ce massacre, Thésée, fils du roi Egée, part l'année venue en bateau avec les victimes, se bat avec le minotaure, et en ressort vainqueur. À son retour, son bateau devient symbole de sa victoire pour les Athéniens, qui voulurent à tout prix le conserver au fil des siècles. Pour ce faire, ceux-ci retirent au fil du temps les planches trop usées de la machine et les remplacent par de nouvelles planches. Bien que l'apparence extérieure du bateau reste toujours la même, les planches ne sont cependant plus celles sur lesquelles navigua Thésée. Vient alors la question de Leibniz: le bateau «à planches remplacées» est-il toujours le bateau de Thésée? Le bateau «à planches remplacées» est-il identique au bateau de Thésée ou est-il un autre? Le changement de matière du bateau implique-t-il nécessairement un changement d’identité, de nature du bateau?
Le problème posé par Leibniz nous oblige à distinguer deux types de changements: d'un côté, les changements qui interviennent à l'extérieur de la nature de l'entité qui se transforme, de l'autre, les changements qui agissent sur la nature même de l'entité modifiée. Les changements qui interviennent à l’extérieur de la nature de l’entité constituent des transformations dites quantitatives ou qualitatives. Ce type de changements n'a aucun impact sur l'entité modifiée en tant que telle: son identité reste toujours la même. Les changements qui agissent sur la nature ou l'identité d'une entité, ne se limitent quant à eux pas à modifier cette entité, mais la remplacent pour ainsi dire par une autre entité. L'entité modifiée subit un changement de nature, c'est-à-dire d'identité. Est-il alors possible d'appliquer cette distinction afin de différencier l'humain du posthumain et si oui, comment?
- Humain vs posthumain
Dans le contexte de l’amélioration des capacités humaines par les technosciences, il reste difficile de déterminer de manière catégorique quel type de changements les individus subissent lorsqu’ils s'améliorent par le biais des technologiques scientifiques. Les technosciences permettent aux individus d’avoir un impact réel sur leur évolution biologique. Cette dernière n’est plus uniquement un processus qui s’effectue de lui-même, mais implique également l’intervention d’une intelligence supérieure qui décide de la tournure que doit prendre cette l’évolution biologique.[15] La question reste de savoir dans quelle mesure cette nouvelle manière d’évoluer fait s’effacer l’humanité comme espèce biologique, ou si elle fait partie de l’évolution naturelle de l’humanité. Si l’on accepte que le désir d’amélioration est inhérent à la nature de l’être humain, en quoi l’amélioration humaine serait-elle alors surnaturelle? Ne serait-elle pas au contraire l’expression de la continuité naturelle de son évolution?
On peut douter de ce raisonnement. Dans un article cinglant paru chez Hors-sol et Pièces et Main d’oeuvre, les auteurs se défendent de cette vision dangereuse qui essentialise la technologie afin de la justifier «hors des conditions matérielles et sociales qui la font émerger»[16]. L’article appelle à un regard critique et à la modération afin de ne pas tomber dans un scientisme et un «transhumanisme qui soit le dernier avatar idéologique des fanatiques de l’aliénation»[17]. Comme le dit également Hayles:
«Dans le posthumain, il n’y a pas de différences essentielles (...) entre l’existence corporelle et la simulation informatique, la machine cybernétique et l’organisme biologique, la finalité du robot et les aspirations humaines.»[18]
Réduire l’indétermination socio-politique ainsi que l’autonomie morale de l’humain à sa capacité d’adaptation aux technosciences, n’est-ce pas là emprunter une voie déterministe et avoir une mécompréhension de ce qui fait la nature même de l’être humain? Ici, il semble urgent de réfléchir aux conséquences qu'une telle approche pourrait avoir pour les individus ainsi que pour nos sociétés futures si l’on n’y introduit aucune nuance ou aucun principe capable de la freiner dans son élan.
Conclusion: les technosciences au service de l'humain et de la morale?
L'être humain aspire depuis toujours à changer la nature des choses et en particulier sa propre condition. Comme dit plus haut, pourquoi en effet se contenter d’une condition imparfaite, si l’on a la possibilité de la modifier pour l’améliorer?
L’amélioration humaine par les technosciences ouvre non seulement un champ infini de possibilités qui repoussent les limites naturelles de la condition humaine, mais remet également en question notre compréhension de ce qui fait de nous des êtres humains. Si la vision humaniste pense la perfectibilité des individus en termes d’autonomie et de liberté sociale et morale, l’avènement des technosciences transforme notre compréhension de cette perfectibilité en lui donnant une dimension technologique. Les technosciences rendent les possibilités de dépassement de la condition humaine jusqu’ici uniquement rêvées de manière métaphysique réelles, et permettent aux individus d’améliorer et d’augmenter leurs capacités naturelles physiques, mais également psychiques et morales. Dans cette optique, elles détiennent également le potentiel de créer une infinité d’améliorations qui rendraient les individus d’autant plus humains, autonomes et moralement bons. Pour ce faire, il semble toutefois nécessaire de (re)donner sa juste place à l’être humain en tant que sujet moral et critique dans le débat, afin de ne pas tomber dans un déterminisme scientifique et de ne pas perdre, à plus ou moins long terme, le contrôle de notre propre impulsion. En ce sens, il semble donc impératif de garder un regard critique et éclairé quant aux dérives possibles, en alimentant le débat en ce qui concerne les retombées éthiques, politiques et sociales que ces avancées scientifiques engendrent. Des plateformes telles que, par exemple, celles de Neo-Humanitas, de L‘Observatoire du nano-monde et de l'AFT, proposent des options innovantes et dynamiques qui permettent à tout un chacun de s’informer, de se forger sa propre opinion, ainsi que de débattre de ces questions qui nous concernent tous. Alors... Qu’attendons-nous?
- [1] Erasme (2000). De Pueris instituendis (De l’éducation des enfants), Jolibert Bernard (Traduction de Pierre Saliat), Klincksieck, 2000.
- [2] Venn, C. (2006). The Enlightenment In : Theory, culture and society no 23 (2-3). p.477-498, Londres. Traduction de Le Dévédec 2008.
- [3] Kant, I. (1784). Beantwortung der Frage : Was ist Aufklärung ? Berlinische Monatsschrift, Bd. 4, Zwölftes Stück, pp. 481–494, Berlin. Traduction libre.
- [4] Le Dévédec, N. (2008). De l’humanisme au post-humanisme : les mutations de la perfectibilité humaine In : Revue du MAUSS permanente. C’est moi qui souligne.
- [5] Le Dévédec, N. (2008). De l’humanisme au post-humanisme : les mutations de la perfectibilité humaine In : Revue du MAUSS permanente.
- [6] Tanguay cité par Robitaille 2007, Le nouvel homme nouveau. Voyage dans les utopies de la posthumanité In : Le Dévédec (2008).
- [7] Giesen, K-G. (2004). Transhumanisme et génétique humaine In : L’observatoire de la génétique no 16. C'est moi qui surligne.
- [8] Goffi, J-Y. (2011). L’amélioration humaine In : Journal International de Bioéthique no 22 (3), ESKA.
- [9] Bostrom dans Baertschi B. (2011). Neurosciences + éthique = neuroéthique. Connaître no 36-37, Genève.
- [10] Nietzsche, F. (1990). Humain, trop humain, X, 27 74, Imprimerie Blais et Roy, Poitiers.
- [11] Nietzsche, F. (2012). Ainsi parlait Zarathoustra, Traduction d’Henri Albert, La Gaya Scienza.
- [12] Ibid.
- [13] Giesen, K-G. (2004). Transhumanisme et génétique humaine In : L’observatoire de la génétique no 16.
- [14] Ibid. C'est moi qui surligne.
- [15] Goffi, J-Y. (2011). L’amélioration humaine In : Journal International de Bioéthique no 22 (3), ESKA.
- [16] Hors-sol et Main d'oeuvre (2013). Politis et le transhumanisme : une autre réification est possible, Lille / Grenoble.
- [17] Ibid.
- [18] Hayles N. K. (1999). How we became posthuman, Virtual bodies in Cybernetics In : Literature and Informatics, The University of Chicago Press, Chicago / Londre. Traduction de Le Dévédec 2008.