Les faits
Comment en sommes-nous arrivés là ? C’est la question qu’ont pu se poser plusieurs magistrats après la semaine lunaire que le monde policier vient de nous faire passer. Dans la nuit du 1er au 2 juillet, Hedi, un jeune homme de 22 ans, a été touché en plein visage par un tir de LBD (lanceur de balle de défense) alors après avoir rejoint des amis au Vieux-Port de Marseille. Selon son témoignage, il se serait ensuite fait « tabasser » par quatre ou cinq policiers. Il identifie ces hommes comme appartenant à la BAC (brigade anticriminelle). Sur place lors des émeutes en réaction à la mort de Nahel tué quelques jours avant, ces membres de la police nationale se sont acharnés sur Hedi qui, selon son témoignage, ne participait à aucun contestation ou dégradation. « Laissé pour mort » (selon ses termes), Hedi parvient à se relever et rejoint un ami qui l’amènera à l’hôpital. Résultat : traumatisme crânien grave causé par le projectile de type flash-ball et fracture de la mâchoire (sans oublier les traumatismes psychologiques causés par les violences physiques). Son œil gauche n’est pas encore opérationnel et sera peut-être traité ultérieurement. Le visage d’Hedi est déformé, une partie de sa boîte crânienne a dû être enlevée pour « laisser respirer » et permettre au cerveau de gonfler après un œdème. Le visage cerné, il rapporte son histoire sur différentes plateformes médiatiques. La même nuit, toujours à Marseille, un autre jeune, Mohammed B., est mort après avoir été touché au thorax à la suite d’un tir de LBD.
Si l’agression du jeune homme est choquante, la réaction politique l’est tout autant. Ce n’est que le 18 juillet que huit policiers de deux brigades anticriminalités sont placés en garde à vue dans les locaux de l’IGPN. Quatre d’entre eux ont été déférés, présenté à un juge d’instruction et mis en examen. Lors de leur sorti de garde à vue le 20 juillet, ils ont été applaudis par plusieurs dizaines de leurs collègues. Trois d’entre eux sont placés sous contrôle judiciaire avec « interdiction d’exercer leur activité professionnelle de fonctionnaire de police ». Le quatrième est placé en détention provisoire. Ce dernier, nommé David B, est d’ailleurs connu de la Justice pour des faits de violence à l’encontre d’une jeune fille de 19 ans, blessée et tabassée lors d’une manifestation des gilets jaunes en 2018.
L’incarcération de David B. a provoqué une vague de colère chez certains policiers dont le directeur général de la police nationale (DGPN) Frédéric Veaux disant : « le savoir en prison m’empêche de dormir ». Selon lui, « la police n’a pas sa place en prison », ajoutant que « lorsqu’un policier est dans l’exercice de sa mission, on doit admettre qu’il peut commettre des erreurs d’appréciation ». L’indignation de Frédéric Veaux est soutenue par le préfet de police Laurent Nunez. Une partie des fonctionnaires de police ont eux aussi exprimé leur colère. N’ayant pas le droit de grève, environ 5% d’entre eux se sont placé en « code 562 », code qui leur permet de ralentir leurs activités.
Alors que le président et la première ministre perpétuent le tabou sur le sujet de la violence policière, annonçant timidement que « nul n’est au-dessus des lois », le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin affiche tout son soutien aux forces de l’ordre. Il affirme comprendre leur émotion, leur colère et leur tristesse, ajoutant que « les policiers ne réclament pas l’impunité, ils réclament le respect ». Il a ensuite affiché son soutien à Frédéric Veaux malgré ses propos controversés sur ce qui s’est passé.
Du côté des partis de gauche, la colère monte à la suite des propos de Frédéric Veaux et du soutien du ministre l’intérieur. Olivier Faure, premier secrétaire du Parti socialiste réclame la démission du ministre, ainsi que celles du préfet de police de Paris et du DGPN.
Se placer au-dessus des lois
Les organisations syndicales de police ont rencontré le ministre de l’Intérieur jeudi 20 juillet pour leur faire plusieurs réclamations. Celles-ci sont listées par Médiapart : « élargissement de la protection fonctionnelle (le financement des frais de justice par l’État, y compris pour les policiers soupçonnés de violences), maintien des primes quand un agent est suspendu, anonymisation des procès-verbaux d’audition de policiers mais aussi – et surtout – exemption de la détention provisoire pour les policiers soupçonnés de violences en service ». En réclamant un statut spécifique pour les policiers face à la justice, les syndicats demandent clairement de placer ses fonctionnaires au-dessus de la loi. La police est l’outil de maintien de l’ordre de l’Etat, et, selon les préceptes républicains, elle a la légitimé de ce maintien de l’ordre. Cela peut se résumer par la célèbre citation de Max Weber disant que « l’État est une communauté humaine qui revendique le monopole de l’usage légitime de la force physique sur un territoire donné ». Seulement, cet usage légitime de la force ne peut conserver sa légitimité que s’il s’inscrit dans un cadre républicain, et si l’usage de cette force n’est utilisé que pour garantir le respect des lois de la République (lois qui sont, elles, votées par les élus du peuple). Si l’on met de côté le questionnement de la légitimité actuelle du pouvoir politique (que nous avons déjà plusieurs fois traité lors des précédentes revues de presse), il reste à questionner l’usage de la force qu’ont fait ces policiers de la brigade anticriminelle. La justice traitera le dossier mais, en attendant, ces membres de la police nationale ont été accusé de violences graves et non-légitimes. Il n’est pas légitime de passer à tabac un jeune homme seulement parce qu’il se trouve au mauvais endroit, tout comme il n’est pas permis de lui tirer dessus avec un LBD et surtout pas à une si courte distance. Le témoignage d’Hedi, les traumatismes physiques qu’il a subi et les images des caméras sur les lieux de l’incident viennent apporter de lourdes preuves. Deux degrés d’immoralisme ont donc été atteints à la suite des réclamations des syndicats. Le premier est celui du non-respect d’une victime gravement blessée dont les traumas la poursuivront une grande partie de sa vie. Le deuxième est l’indécence d’une demande d’immunité des policiers face à la loi alors même que la police est visée par plusieurs affaires gravissimes (mort de Nahel, mort de Mohammed B., mutilations d’Hedi).
L'immoral toléré
Le ministre de l’Intérieur autorise ces degrés d’immoralisme lorsqu’il affiche plus de soutient aux agresseurs qu'aux victimes. Le silence d’Emmanuel Macron et de sa première ministre Elisabeth Borne, tout comme la gêne des membres de leur parti, viennent confirmer la présence d’un acte immoral. L’acceptation d’un tel acte dénote un phénomène qui n’est pas nouveau sous la présidence Macron. Comme une machine qui ne sait pas s’arrêter, le gouvernement continue d'accepter les manquements aux principes fondateurs de la République. Lorsque le projet de réforme des retraites a démarré, le gouvernement a bien compris que celui-ci n’avait aucune légitimité (mauvais calculs sur les hausses du minimum contributif, mauvais calculs sur l’apport financier réel de cette réforme, refus de la majorité de la population). Pourtant, il a continué à défendre ce projet pour ne pas perdre la face. En ce qui concerne la police, Emmanuel Macron, par son silence, admet l’inadmissible et ouvre les portes à de futures injustices. Non seulement il ne veut pas avouer un échec, mais en plus de cela, il sait qu’il ne peut se mettre la police à dos. L’illégitimité et l’impopularité de ses réformes ont été assistées par l’utilisation excessive d’articles de la Constitution mais aussi par la protection policière de l’ordre établi. Sans la police, Emmanuel Macron aurait dû affronter une foule en colère et négocier avec elle. Les concessions, même si elles sont maigres, ne se sont faites que lorsque le rapport de force est défavorable pour le gouvernement. Souvenons-nous des gilets jaunes. Le président sait qu’il doit entretenir ses relations avec le système policier, quitte à détruire un peu plus les bases de notre démocratie. Cautionner l’immoralisme de tels actes est un manquement à la justice, dont les acteurs ne manquent pas de donner leur opinion. Cécile Mamelin, vice-présidente de l’Union syndicale des magistrats, rappelle que « réclamer une justice d’exception au bénéfice des policiers » est contraire au principe d’égalité devant la loi.
Principes républicains
Si le président français, ses ministres et les membres de son parti se targuent d’être les représentants de la République française, ils agissent souvent comme des mauvais élèves, oubliant les idées qui ont bercé les débuts de la République. Le renversement de l’Ancien régime date d’une époque que l’on appelle aussi le siècle des Lumières. Si le XVIIIème siècle porte ce nom, c’est parce qu’il a connu des penseurs, nommé les Lumières, qui ont choisi le camp de la raison plutôt que celui de l’obscurantisme. Leur influence sur la Révolution française fut importante, même si les idées des Lumières ont aussi inspiré le camp opposé. L’un de ces penseurs, Jean-Jacques Rousseau, rêvait d’une société dont tous les membres ne souhaitaient que le bien commun, s’engageant tous à respecter les lois pour l’atteindre. La souveraineté du peuple et le respect des lois, assistés par l’éducation, favoriseraient une entente commune ainsi que la justice. Seulement, une société pareille ne pourrait exister sans un rapport égal aux lois. La liberté de tous n’est possible que si l’égalité face à la loi est respectée. Dans Lettres écrites de la montagne, Rousseau écrit : « Il n’y a donc point de liberté sans lois, ni où quelqu’un est au-dessus des lois ». Le contrat social, résultat d'une volonté générale visant le bien commun, ne peut exister si une partie des contractants, et donc du peuple, se dissocie du reste en s’élevant au-dessus des lois. Quelque soit le type de pouvoir qui profite de ces inégalités devant la loi, celui-ci devient illégitime et ne peut maintenir son autorité que par la force.
Les policiers sont des citoyens comme les autres. Tout comme les acteurs politiques, ils sont citoyens avant de performer leur rôle. Ils ne peuvent se soustraire aux obligations qui concernent chaque citoyen. Si tel est le cas, alors leur pouvoir devient corrompu et despotique. La justice devient, elle, défectueuse, car impartiale.
Une peur du pouvoir policier
Le gouvernement se retrouve dans une position où il se sent forcé d’accepter les demandes non-légitimes des représentants des syndicats de police. Seulement, rien ne les y oblige. La peur ne doit pas guider les choix de nos responsables politiques. La réaction de Sébastien Roché dans une interview donnée à Médiapart en dit long :
« Je ne vois pas de précédent, sous la Ve République, d’une association entre les deux plus hauts responsables de police pour mettre en cause publiquement une décision de justice, et plus largement les principes généraux du droit inscrits dans la Constitution. Rappelons que l’égalité de tous devant la loi figure dans l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. C’est un pilier fondamental des États démocratiques : il ne saurait y avoir de privilèges, comme sous l’Ancien Régime. »
La police doit rester à sa place et le président a pour rôle de leur rappeler qu’ils ne sont que de simples citoyens comme les autres. En 1983, François Mitterrand avait démis les responsables qui occupaient les anciens postes où siègent désormais Frédéric Veaux et Laurent Nunez. Des policiers avaient défilé à l’appel des syndicats de droite et d’extrême droite, pour dénoncer la politique du garde des Sceaux Robert Badinter, qu’ils tenaient pour responsable de la mort de deux de leurs collègues, tués par des membres du groupuscule d’extrême gauche Action Directe. Les policiers lui reprochaient tout un tas de mesures progressistes, qu’ils pensaient responsables d’une justice trop laxiste : abrogation de la peine de mort, la suppression des tribunaux militaires, loi anti-casseurs. François Mitterrand répliqua aussitôt en mettant fin aux fonctions du DGPN et du préfet de police. Comme le disait l’ancien président : « Si certains policiers, une minorité agissante, ont manqué à leur devoir, le devoir des responsables de la République c’est de frapper et de faire respecter l’autorité de l’Etat ». Emmanuel Macron pourrait tenir ce discours. Pour cela, il est nécessaire de croire fermement au respect des valeurs républicaines, mais aussi d'avoir du courage politique.
Références
Le Monde
Gérald Darmanin fait cavalier seul avec son soutien sans ambiguïté aux policiers
Médiapart
Réforme de la police : le grand tabou des macronistes
Hedi, 22 ans, « laissé pour mort » après avoir croisé la BAC à Marseille
Affaire Hedi : la police prend le pouvoir à la gorge
Autres sources
Jean-Jacques Rousseau, Lettres écrites de la montagne – VIII