Introduction
Cette semaine nous nous intéresserons à l’influence de la littérature et des écrivains dans la pensée politique. Nous nous pencherons sur quatre auteurs dont les écrits et prises de paroles ont servi de plateforme pour les idées de droite voire d’extrême droite. Ces auteurs sont Yann Moix, Michel Houellebecq, Frédéric Beigbeder, Silvain Tesson. Le journal Médiapart s’est intéressé à leurs profils dans un dossier nommé « La Grande dérive de la littérature française » à la suite des révélations de l’enquête de François Krug dans son livre « Réactions françaises ». Un autre ouvrage sur le sujet est aussi sorti récemment, intitulé « Le style réactionnaire » écrit par Vincent Berthelier. En analysant certains passages des livres de ces quatre auteurs, leurs fréquentations et leurs interventions médiatiques, nous amorceront une réflexion sur l’influence de leur pensée sur la sphère politique. Nous verrons que le roman, parce qu’il est fiction, autorise l’écrivain à dresser sa propre réalité tout en esquivant la critique. Seulement, en se dédouanant de toute influence politique, l’écriture romanesque facilite aussi la diffusion d’un style réactionnaire qui prétend décrire la société telle qu’elle est.
Le goût pour l'amoral
Les auteurs dont nous allons parler ont tous réussi à s’imposer comme des figures de la littérature française, publiant régulièrement romans et récits d’aventures (pour Silvain Tesson). Bien qu’ils ne le revendiquent pas tous clairement, chacun d’eux participe à la diffusion d’idées réactionnaires de droite et/ou d’extrême droite et ont un penchant pour les personnalités infréquentables.
Commençons par Silvain Tesson, à la fois admirateur de Dominique Verner (militant d’extrême droite et membre de mouvements néofascistes) mais aussi élève et ami de Jean Raspail, auteur célèbre pour son livre Le Camp des saints où il décrit l’invasion de la civilisation occidentale par une immigration provenant du delta du Gange. Les écrits de Raspail partagent des idées proches des théories conspirationnistes comme celle du « grand remplacement » de Renaud Camus. Yann Moix fréquente lui aussi l’extrême droite. Il se dit avoir été influencé dans sa jeunesse par des amis aux idées obscures, l’amenant à créer un « fanzine » antisémite nommé « Ushoahia ». C’est aussi un ami de Paul Éric Blanrue, ancien du Front National. Moix est par ailleurs un soutien de l’écrivain Marc-Édouard Nabe, dont certains de ses textes frôlaient l’antisémitisme, ainsi que du négationniste Robert Forisson. L’écrivain partage, avec Michel Houellebecq, le goût pour les écrivains collabos. Moix se passionne pour Céline pendant que Houellebecq s’inspire de Pierre Drieu de la Rochelle ou de Lucien Rebatet.
Le cas de Frédéric Beigbeder est différent. Ce dernier soutien de façon plus maladroite les auteurs d’extrême droite comme Céline, jonglant entre la jouissance provocatrice et le malaise. Lui aussi est ami avec Marc-Édouard Nabe, il louange Robert Matzneff, écrivain défenseur de la cause pédophile. Beigbeder est aussi à l’initiative, avec Elizabeth Levy, figure d’extrême droite intervenant régulièrement sur CNews, du « manifeste des 343 salauds » contre le sexuellement correct. Manifeste aussi signé par Éric Zemmour, incarnation actuelle de l’extrême droite française. Beigbeder aime choquer et soutenir par exemple des personnages comme Roman Polanski, que la morale et la « bien-pensance » condamnent. Il s'oppose ainsi, de manière réactionnaire, à toute censure pour des raisons morales.
Malgré leurs goûts pour les réactionnaires de droite, tous ces auteurs étaient d’abord perçus comme des écrivains subversifs, parfois jugés de gauche, allant à l’encontre du politiquement correct. Leur pensée aurait-elle changée ? Non. Dans la suite de cet article, nous verrons que ces auteurs ont toujours été dans le même camp.
Une pensée antimoderne
Ces quatre personnages ont en commun le refus de voir la société progresser vers un avenir dans lequel leur pensée réactionnaire serait mise en danger. Les mouvements féministes sont par exemple perçus comme une menace. Alors que certains d’entre eux se targuent d’être les défenseurs de la cause féministe, leur pensée prouve l’inverse. Frédéric Beigbeder se demande sur France Inter s’il ne mériterait pas une médaille pour avoir dénoncé les violences sexistes bien avant #MeToo, mouvement qui avait libéré la parole des femmes via les réseaux sociaux en 2017. Cet éloge à soi-même peut paraître décalé lorsque nous lisons ensuite dans ses romans que « la peur de la prison ferme retient les hommes d’agresser sexuellement toutes les femmes qui leur plaisent » ou qu’« il est effrayant de se retenir toute la journée de sauter sur les femmes ». Beigbeder est par ailleurs visé par plusieurs témoignages de femmes qui l’accusent d’avoir profité d’elles en soirée. L’auteur se complait à organiser des fêtes parisiennes, où l’ambiance est décrite comme « poisseuse et éminemment sexiste » et où les femmes ne sont que des « accessoires divertissants ». Tout comme Beigbeder qui a peur des « néo-féministes », Silvain Tesson aussi ne s’associe pas non plus aux « ambitions de terrassier » de ces femmes qui prônent l’égalité entre les sexes. Pour se donner une image de défenseur de la femme, il la met sur un piédestal. La femme serait supérieure à l’homme, car elle possède le don de germination (ce qui renvoie à une image très chrétienne de la sexualité seulement utile à la procréation). L’image de la femme n’est pas redorée par les autres auteurs. Yann Moix se dit « incapable d’aimer une femme de 50 ans », Houellebecq préfère parler de « jeunes chattes humides » plutôt que de « jeunes filles en fleurs ». Tous semblent défendre une vision archaïque de la femme, à la fois sublimée dans leurs écrits, mais malmenée dans leur réalité. L’avènement de l’ère #MeToo et la libération de la parole de la femme viennent perturber leurs imaginaires. Ces auteurs se pensent victimes d’un progrès décadent, très bien résumé par le titre du nouveau livre de Beigbeder « Confessions d’un hétérosexuel dépassé ». Les auteurs réactionnaires se sentent censurés par une « bien-pensance », terme qui sert à décrédibiliser l’évolution morale de nos mœurs qui pourtant œuvrent pour l’amélioration de la condition de la femme dans nos sociétés.
L’anti-progressisme ne s’arrête pas là. Yann Moix refuse le progrès sur les questions écologistes. L’écrivain pense l’écologisme comme « cette religion qui veut brûler l’homme d’autrefois et culpabiliser l’homme d’aujourd’hui ». « La nature est l’équivalent chez nous de Kim Jon-un [le leader nord-coréen]. Il s’agit d’éduquer les consommateurs, de punir les producteurs, d’humilier les profiteurs, de mettre les nocifs hors d’état de nuire ». Tout comme Beigbeder avec le militantisme féministe, Yann Moix se retrouve perdu dans une société qui déconstruit tous les schémas qui le structurent. Il refuse toute remise en question et souhaite interdire ces nouveaux interdits.
Enfin, on retrouve chez Michel Houellebecq un racisme assumé via la peur de l’étranger. Dans son livre « Soumission », il est obsédé par l’Islamisme dont un de ses adeptes deviendrait président de la République française en 2022. Il imagine les changements que cela apporterait à la société française, fantasmant sur l’autoritarisme insufflé par cette nouvelle présidence musulmane. Cette pensée fait écho à l’idée d’une décadence de l’Occident et de la mise en danger de nos racines judéo-chrétiennes, théorie défendue par des philosophes comme Michel Onfray. Le fantasme de la disparition de notre civilisation séduit et provoque la nostalgie d’une France que la plupart de ces auteurs n’ont jamais connu. Cette peur de l’invasion suscite aussi un retour vers la religion. Silvain Tesson a été éduqué dans des écoles privées chrétiennes. Lui aussi est un nostalgique du passé. Dans « Trois jours et trois nuits », il raconte l’expérience de son séjour entre les murs de grès de l’abbaye de Lagrasse, dans l’Aude, parmi les chanoines réguliers de la Mère de Dieu, communauté catholique traditionaliste. Il écrit : « En retrouvant la laideur énorme de la ville, la grande santé de la méchanceté humaine, je savais désormais que ce carnaval hideux n’était pas grave. L’immense expulsion de la haine, la cataracte de foutre et de sang qui s’appelle l’Histoire n’a aucune importance. Le temps va ramener l’ordre des anciens jours, a écrit Nerval. Phrase auguste. » Frédéric Beigbeder, aussi présent, confesse dans ce livre son admiration pour les rites anciens.
François Krug semble donc avoir raison lorsqu’il parle d’antimodernisme de la part de ces quatre auteurs. Les changements de notre société provoqués par les débats de notre temps (féminisme, multiculturalisme, écologisme) se font trop vite à leurs yeux, amenant des transformations morales en inadéquation avec leurs principes.
Ne pas confondre "subversif" et "réactionnaire"
L’influence de ces auteurs sur la pensée politique est plus grande qu’on ne le pense. Leurs livres profitent d’une promotion médiatique de grande ampleur qui permet à leurs idées de circuler librement. Seulement, le style réactionnaire n’est pas mis en avant lors des passages sur les plateaux télévisés ou à la radio. Malgré les nombreuses polémiques autour de certaines sorties médiatiques ou affaires, comme dans le cas des dessins antisémites de Moix, les auteurs parviennent à défendre des valeurs d’extrême droite de manière très subtile. Tout d’abord parce que la fréquentation de figures d’extrême droite ne suffit parfois pas à décrédibiliser leur œuvre. Il est possible de converser avec des individus aux idées contraires aux nôtres. Tout comme il est possible d’aimer les écrits de Céline sans défendre l’antisémitisme de ses pamphlets. La subtilité avec laquelle ces auteurs diffusent leur pensée provient en partie de leur style provocateur qui a brouillé les pistes. Leur aversion pour le progrès ne provient pas d’une pensée élaborée anti-libérale de gauche, mais bien plus d’une pensée réactionnaire de droite qui refuse de voir la société se transformer. Cette confusion est très présente de nos jours sur des questions abordées autant à gauche qu’à droite. Par exemple, la gauche, tout comme la droite conservatrice, défend le souverainisme d’un peuple. Seulement, le souverainisme ne va pas se défendre de la même manière selon le camp idéologique dans lequel on se trouve. À gauche, le souverainisme représenterait la capacité, pour les habitants d'un pays, d’être indépendants (gérer leurs ressources naturelles et leur approvisionnement, utiliser les énergies disponibles localement), refusant l’autorité d’autres pays qui leur imposeraient des mesures capitalistes et/ou inhumaines. À droite, le souverainisme représente la volonté de vivre entre individus d’une même culture, s’isolant du monde en refusant tout multiculturalisme. Ainsi, lorsque les écrivains dont nous avons parlé aiment provoquer en se dressant contre les interdits, il ne faut pas voir en eux des révolutionnaires mais de fervents conservateurs qui refusent de voir le monde se transformer. La pensée de gauche refuse les transformations qui déshumanisent nos sociétés, qui empêchent les peuples de se rencontrer et de vivre ensemble. La droite réactionnaire refuse de voir le monde se transformer parce qu’elle souhaite demeurer dans « l’ancien » ou la « tradition » et continuer à chérir des systèmes de domination leur profitant. Cette droite française ne veut pas remettre en question une morale familière et continue de fantasmer sur une France élitiste qui serait mise à mort par la décadence de la culture, de l’écriture, de l’art en général. Ces auteurs n’ont jamais prôné le progrès, n’ont jamais défié l’ordre établi. Ils sont tous nés des rouages de cet ordre et, comme des enfants rebelles, s’opposent à leurs parents tout en ayant profité de leur statut.
Stratégie pour diffuser des idées sans en assumer les retombées
La discrétion avec laquelle les idées réactionnaires sont diffusées dans la sphère sociale est dangereuse. Car, sous couvert d’être des écrivains de fiction, ces auteurs peuvent tout dire en s’exemptant de la responsabilité de leurs écrits. Beigbeder se définit comme un « vieux con », ironisant sur les bêtises qu’il dit. Seulement, le problème provient justement du fait que les « vieux cons » bénéficient d'une plateforme médiatique à leur disposition pour diffuser leurs idées. Cela a été rendu possible par le basculement de la vision de l’intellectuel qui s’est opéré à la fin du XXe siècle. Dans son livre « Brève histoire de l’hégémonie réactionnaire », Frédérique Matonti explique que la diffusion des idées réactionnaires a pu se faire à partir du moment où l’on a cessé d’écouter les intellectuels spécifiques, experts sur leur sujet, pour privilégier les intellectuels médiatiques (ou fast thinkers comme le disait le sociologue Pierre Bourdieu) capables de s’exprimer sur n’importe quel sujet n’importe quand. Le statut d’écrivain est souvent confondu avec celui d’intellectuel. Ainsi, l’avis de ces auteurs impacte le débat politique actuel. Qu’il s’agisse de Tesson, Houellebecq, Beigbeder ou Moix, tous placent leurs pensées et leurs descriptions du monde au centre de leur œuvre. L’autofiction profite à ces auteurs et facilite la diffusion de cette pensée antimoderne, assénée comme une vérité. Yann Moix confirme ce rôle du roman : « Un roman n’est pas là pour dire les choses exactement. Il est là pour dire les choses véritablement. »
La littérature exerce une influence sur le monde politique puisqu’elle véhicule des idées politiques. Ces auteurs font partie du tournant de l’opinion qui s’est opéré, selon Frédérique Matonti, à la fin des années 1970, lorsque la tendance n’était plus à la déconstruction et à la libération mais à la critique de l’antiracisme et du féminisme. Enclenchée par des médias comme Le Figaro à la fin des années 1970, d’autres prennent le relais (Europe 1, CNews, Valeurs Actuelles) et invitent régulièrement ces auteurs qui alimentent la pensée réactionnaire. Parce que ces derniers se définissent de gauche (comme Beigbeder) ou critiquent l’extrême droite (comme Moix), leur style provocateur et réactionnaire est souvent mal compris. Pour déceler ce qui se cache derrière ces écrits, il faut encore une fois s’en référer à Frédérique Matonti. L’opposition constante au « wokisme » revient encore à opposer social avec sociétal, c’est-à-dire la dimension économique avec les mœurs de la société. Le social renvoie aux classes populaires et le sociétal aux minorités de genres ou victimes de racisme. Cette opposition est souvent utilisée par les écrivains et penseurs réactionnaires. Ces derniers se positionnent du côté de la gauche ou de l’humanisme et le justifient en favorisant le combat de classe plutôt que la lutte pour les minorités. Pour Frédérique Matonti, cette opposition est un non-sens puisqu’elle présuppose que les classes populaires ne sont pas concernées par les questions de genre et de racisme. Le social est toujours sociétal et inversement. Rien ne sert donc d’opposer ces combats. Cette opposition sert de voile pour cacher la simple détestation du progrès et de la transformation de nos mœurs. Sous couvert de la défense des classes populaires, ces auteurs se permettent de critiquer vivement des minorités déjà lésées dans nos sociétés. De plus, il suffit d’observer le peu de volonté dont font preuve ces auteurs pour lutter contre la classe bourgeoise qu’ils incarnent. La popularité des théories du « grand remplacement » et de la « décadence » de la société judéo-chrétienne vient confirmer l’importance de la pensée de droite dans le débat actuel. Cette littérature réactionnaire participe, en reprenant un terme de Gramsci, à « l’hégémonie » de la droite et de ses idées.
Références
Médiapart
Série de trois articles sur "La grande dérive de la littérature française"
Sylvain Tesson et l’extrême droite : un compagnonnage ancien
Autres sources
Résumé du livre de Frédérique Matonti par Politikon
France culture : Qu’est-ce qu’un écrivain de droite ?
Interview de Vincent Berthelier dans Le Média
Interview de François Krug dans Blast