Chasse aux informateurs
Lundi dernier, la journaliste Ariane Lavrilleux a vu son domicile marseillais perquisitionné par des agents de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), avant d’être placée en garde à vue le mardi 19 septembre, lendemain de la perquisition. La raison ? La journaliste, employée du site d’investigation Disclose, a révélé des informations « secret-défense » lors d’une enquête réalisée en 2021 portant sur les conséquences désastreuses de la coopération entre la France et l’Egypte dans le cadre de l’opération Sirli. Cette opération avait pour objectif premier de prévenir toute infiltration des djihadistes dans le désert égypto-libyen grâce aux informations procurées par la France. Mais, comme l’indique cette enquête, intitulée « Les mémos de la terreur », les données de surveillance ont été détournées afin de localiser plusieurs trafiquants d’armes, de drogues ou de migrants. L’enquête révèle aussi que les actions menées par le gouvernement égyptien, à partir de ces données, ont fait couler le sang de personnes innocentes. Grâce à certains documents confidentiels révélés au public, Disclose recense dix-neuf frappes contre des civils entre 2016 et 2018. Comme le précise le journal Le Monde, « les mémos révélés par le site montrent qu’entre 2016 et 2019, les agents français se sont émus à plusieurs reprises de l’instrumentalisation de leur mission par l’armée égyptienne, mais sans réaction apparente de leur hiérarchie. »
Ariane Lavrilleux a été libérée mercredi soir. Cependant, un ancien fonctionnaire du ministère des Armées, suspecté d’avoir fait fuiter ces informations, a été mis en examen pour « violation du secret-défense » et encourt jusqu’à sept ans de prison.
Cette affaire rappelle tant d’autres confrontations entre la presse et les gouvernements. Le Canard enchaîné, journal satirique français à l’origine de nombreuses révélations (diamants de Bokassa, scandale du sang contaminé, publication des avis d’impôt de personnalités liées à l’affaire Woerth-Bettencourt), avait vu son siège infiltré en 1973 par de « faux plombiers », membres des services de surveillance français, qui avaient installé des mouchards dans les bureaux. Nous pouvons aussi rappeler les accusations de la justice américaine envers Julian Assange, qui avait rendu public, en 2010, plus de 700 000 documents confidentiels sur les affaires diplomatiques et militaires américaines. Toujours incarcéré au Royaume-Uni, où il est venu se réfugier, Julian Assange est menacé d’extradition vers les États-Unis où il encourt une peine de plus de 175 ans de prison.
Problématique
Que nous révèlent ces affaires ? Les journalistes précédemment cités, poursuivis et parfois condamnés, semblent ne faire que leur travail de journaliste. Ils informent les citoyens des décisions et agissements de leur gouvernement. Pourquoi vouloir cacher certaines informations dites « secret-défense » ? Le gouvernement estime-t-il que ces informations nuiraient à la population qui, en l'absence de perspective globale, ne saurait analyser correctement la situation ? Pense-t-il préférable de les cacher pour ne pas être cible de critiques de la part des citoyens ? D’autres questions se posent alors. La dissimulation relève-t-elle du mensonge ? Et, si oui, est-ce que le gouvernement a le droit de mentir aux citoyens ?
Nous profiterons donc de ces questionnements pour traiter de la thématique du mensonge. Si certains philosophes pensent que le mensonge révèle une supériorité de l’être, d’autres souhaitent le bannir totalement parce qu’amoral.
Mentir pour préserver
Nous commencerons cette réflexion par la définition du mensonge du philosophe Alain dans Définitions :
« Le mensonge consiste à tromper, sur ce qu’on sait être vrai, une personne à qui l’on doit cette vérité-là ».
Le gouvernement pourrait utiliser cette définition pour justifier ses actes. En effet, la question qui se pose chez Alain est bien « à qui doit-on la vérité ? ». Selon la définition d’Alain, la vérité, que nous définirons dans ce contexte comme les faits concrets concernant les actions des hommes, appartient à celles et ceux qui ont la capacité de la comprendre et de la saisir dans son entièreté. De ce fait, si les citoyens ne peuvent saisir totalement les enjeux liés à certaines informations, le gouvernement pourrait considérer qu’il ne faut pas les révéler.
Dans certaines situations nous mentons pour préserver la personne à qui nous mentons. Par exemple, un médecin qui ment à une famille sur le diagnostic de leur proche. Si le médecin pense, sans en être entièrement sûr, que ce patient ne va pas s’en sortir, peut-être cachera-t-il ses doutes pour ne pas blesser la famille et attendra-t-il un diagnostic ultérieur. Dans un contexte plus léger, il est aussi possible de mentir à un ami pour ne pas gâcher une surprise.
Il existe donc deux arguments de défense pour le gouvernement. Le premier serait de dire qu’il ne ment pas puisqu'il dissimule des informations qu’il estime ne pas devoir à la population. Le second affirmerait que le gouvernement ment pour préserver l’intégrité de la société. Pour ne pas entraîner de panique ou de fausses théories, le gouvernement enterre ces informations sensibles. Dans le premier cas, il n’existe pas de mensonge, dans le second, c’est un mensonge vertueux.
Nous retrouvons chez Platon une défense du mensonge. Celui qui ment, que nous nommerons « l’homme-faux », est supérieur à celui qui ne sait pas mentir. Car celui qui ment sait qu’il ment. Il est capable, à l’inverse de « l’homme-vrai », de dissimuler une vérité, ce qui est signe d’intelligence. L’homme-faux maitrise le mensonge, mais il doit seulement mentir pour un bien, sinon il utiliserait sa connaissance de la vérité dans le seul but de tromper autrui et d’empêcher le bien. Il faut donc que le menteur soit capable de discernement afin d’user du mensonge comme d’un bien. Ainsi, selon cette analyse du mensonge, si le gouvernement est vertueux et n’a pour quête que le seul bien de son pays, il a le droit de mentir.
Le mensonge : un acte inadmissible
Si Platon défend certains menteurs, d’autres philosophes condamnent fermement le mensonge. C’est le cas d'Emmanuel Kant qui, par souci d’une société fonctionnant sur des principes universels, ne pourrait accepter des situations qui exemptent un individu de ces principes. Puisqu’il n’est jamais désirable d’être trompé, il n’est pas possible d’accepter le mensonge comme principe universel. Il ne faudrait donc jamais mentir. Cette pensée a été vivement contestée, notamment à travers d'exemples qui démontrent que le mensonge est parfois nécessaire. Comme celui du résistant qui cache des juifs dans son grenier et ment à un officier allemand pour ne pas les condamner aux camps de concentration. Mais ces critiques ont aussi eu droit à une contre-argumentation. En effet, nous ne pouvons pas anticiper les actes humains. Mentir pour préserver les autres, c’est prétendre connaître le futur. Pourtant, nous ne pouvons prédire toutes les conséquences liées au mensonge. Peut-être que le mensonge conduira, à terme, à un mal plus grand que celui amené par une vérité qui apparaît comme cruelle.
L’argument kantien est intéressant, mais difficile à imaginer. Dans notre société, nous mentons tous les jours, à des degrés différents. Il arrive que nous inventions des excuses pour décliner une invitation, que nous atténuions nos souffrances pour ne pas susciter l’attention de nos proches ou, à l’inverse, que nous les exagérions pour être au centre de la scène. Le mensonge peut aussi préserver de certaines mésententes. Plutôt que d’être totalement honnêtes, nous jugeons parfois nécessaire de ne pas révéler l’entièreté de notre jugement afin de ne pas blesser autrui. Lorsqu’un père montre une photo de son enfant à son ami, il sera difficile pour ce dernier de lui exprimer l’intégralité de sa pensée si celle-ci devait heurter le sentiment paternel de son ami. Il ne pourra pas lui dire que son enfant est « vilain » par exemple. Ce type de mensonge permet de tempérer les relations sociales et d’éviter des conflits qui ne sont pas nécessaires. Notre jugement personnel n’est pas une vérité en soi, nous n’avons donc aucun devoir de le confier aux autres.
Mentir pour des intérêts
Bien qu’il existe des situations où la dissimulation d’informations ne soit pas un mensonge, et d’autres, dans lesquelles le mensonge peut être toléré, il semble que la dissimulation de comportements amoraux de la part du gouvernement rentre dans un autre cas de figure. Reprenons la définition d’Alain qui nous dit que le mensonge se produit lorsque l’on cache une information, que l’on sait vraie, à quelqu’un à qui on doit la vérité. Le gouvernement pourrait-il se défendre par un tel argument en affirmant qu'il ne doit pas la vérité au peuple et que cela ne serait donc pas un mensonge ? Probablement pas, et ce, pour les raisons suivantes. Si nous prenons le cas de la France, pays considéré comme démocratique, le pouvoir législatif est censé appartenir au peuple. Lui seul peut élire le pouvoir exécutif de l'assemblée qui vote les lois et du chef de l'État, qui désigne ensuite ses ministres. Comment l’exécutif peut-il cacher la qualité de ses agissements au législatif ? Cela paraît insensé. Si certains journalistes sont applaudis pour leurs enquêtes, c’est justement parce qu’ils arrivent à révéler des informations souvent cachées par nos gouvernements. Leur travail n’est pas d’éduquer la population, mais de rendre compte, avec le plus de neutralité, de faits et d'agissements des acteurs de notre société afin que chaque citoyen ait pleine connaissance de la société dans laquelle il vit. Prenons l’exemple de l’opération Sirli. Pourquoi cacher aux citoyens la passivité du gouvernement français face au mauvais usage des données de surveillances transmises au gouvernement égyptien ? C’est une information essentielle pour tout électeur qui, avant d’aller voter en 2027, tiendra compte de la conduite des acteurs du gouvernement précédent.
L’État doit cette information à ses citoyens parce qu’il fonctionne sur le principe d’une démocratie. La démocratie considère chaque citoyen comme étant en mesure de donner un avis politique éclairé, lui permettant donc de voter. Ceux qui considèrent les citoyens incapables de prendre des décisions rationnelles se doivent de manifester leur sympathie pour un autre type de régime, plus monarchique, où les décisions sont prises sans le consentement du peuple.
Poursuivons avec l’argument platonicien de la supériorité et de l’intelligence de « l’homme-faux », qui trompe pour le bien. Il arrive de temps à autre que nous décidions de mentir pour protéger autrui ou pour qu’une action se passe sans encombre. Dans une société utopique, menée par une autorité légitime et juste, nous pourrions avoir une confiance aveugle en nos gouvernements. Nous pourrions voter pour le pouvoir exécutif et le laisser gouverner par la suite. Seulement, il n’existe pas de volonté générale ou d’élu divin, qui se consacrerait chaque jour aux intérêts de la nation. Le président français a été élu par une partie de la population, minoritaire et a ensuite mené une politique qui a le plus souvent desservi une autre partie de la population, plus conséquente et moins aisée. Les contre-pouvoirs, dont fait partie la fonction journalistique, dénoncent justement les mensonges qui visent à justifier une politique injuste et inégalitaire. Ajoutons que l’argument de Platon présuppose une nature vertueuse de celui qui ment. Or, les agissements de nos gouvernements sont loin d’être vertueux. Des associations luttent chaque jour pour exposer aux yeux de tous des affaires de corruptions, de conflits d’intérêt, d’évasion fiscale et d’autres injustices. C’est précisément parce que la nature humaine peut être corrompue qu’il faut des garde-fous pour revenir à un équilibre de justice.
Les réseaux sociaux débordent d’informations fausses ou tronquées, de théories du complot. Cacher l’information, c’est laisser la place au fantasme permanent. Plus les femmes et hommes politiques seront honnêtes, plus nous serons capables de tendre vers une société plus vertueuse. Si le gouvernement américain a interdit la diffusion de vidéos où l'on voit l’armée américaine tuer des civils, ce n’est pas pour protéger la population d’une information qu’elle ne pourrait pas comprendre. Si Georges W. Bush a menti sur les raisons de l’invasion de l’Irak, c’était seulement pour défendre ses intérêts. Sans pour autant virer à l'intrusion systématique ou à la surveillance généralisée, la transparence est essentielle en politique. Lorsqu’un élu de la république sait que ses actes sont surveillés, il s’oblige à agir moralement.
Pour toutes ces raisons, le gouvernement n’est pas comparable à un individu lambda qui s’autoriserait à mentir à autrui pour « un bien ». Chaque citoyen est responsable de ses actions et peut être puni sévèrement lorsqu’il ment dans le seul but de faire du tort à quelqu’un. Mais il peut, quand il le souhaite, mentir lorsqu’il juge bon de le faire. Le gouvernement n’a pas ce droit parce qu'il doit l'entière vérité à l'ensemble des citoyens.