Réponse à l'article de M. Adelphos : La philosophie universitaire est un danger.

La philosophie universitaire est un danger seulement pour les superficiels

Longue vie à la philosophie telle qu’elle est pratiquée dans (au moins certaines de) nos universités

    Qu’est-ce que la philosophie ? On entend souvent annoncer avec emphase que la philosophie est amour (ou l’amour) de la sagesse. Quoi que soit la sagesse, au moins deux choses, il me semble, sont souvent ignorées, omises ou oubliées lorsqu’on déclare que la philosophie est amour de la sagesse.

    La première est que, si elle est amour de la sagesse, alors elle devrait comporter, par ce fait même, la haine de la sottise – un bon mot que Kevin Mulligan répétait souvent aux jeunes recrues de la philosophie genevoise.

    La seconde est que lorsqu’on parle de la philosophie comme amour de la sagesse, le mot ‘philosophie’ signifie une disposition ou attitude mentale, car l’amour est une disposition ou attitude mentale. Par cet usage du mot ‘philosophie’, on ne se réfère donc pas à un corpus de théories, ni à une pratique ou série de pratiques dont le but serait – par exemple – l’investigation de certains aspects très généraux, abstraits et/ou nécessaires de la réalité. Il n’en reste pas moins, toutefois, que le mot ‘philosophie’ peut très bien désigner, et de fait désigne, ces autres éléments aussi.

    (Malgré – ou peut-être en vertu de – son apparente évidence et sa simplicité, cette distinction n’est pas toujours clairement explicitée dans la réflexion métaphilosophique, c’est-à-dire, dans la réflexion philosophique sur la philosophie elle-même, la “philosophie de la philosophie”, pour reprendre le titre d’un beau livre de Timothy Williamson.)

    Il est tentant de voir ces trois sens du mot ‘philosophie’ comme étant naturellement liés les uns aux autres. On pourrait penser que, idéalement, la philosophie comme disposition ou attitude (l’amour philosophique de la sagesse, quelle que soit notre conception de la sagesse) devrait animer et motiver la philosophie comme pratique (la réflexion ou activité philosophique), et qu’au moins un de ses produits devrait être la philosophie comme théorie (corpus de vérités présumées, arguments et modèles).

    Je dis ‘idéalement’ et ‘devrait’, car le lien entre ces trois dimensions ne va pas de soi.

    Un parallèle avec la vie amoureuse clarifiera quelque peu, j’espère, ce que j’entends. Notre amour pour quelqu’un ne se traduit pas forcément dans un effort pour le séduire, ni dans les mots justes. Nous sommes souvent trop paresseux, lâches, ou ineptes. Mais aussi inversement, les mots justes et les beaux gestes ne sont pas toujours accompagnés par des sentiments authentiques. D’autre part – et heureusement –, il nous arrive de conquérir l’être aimé malgré nos nombreuses maladresses. Pourtant, on peut penser que, idéalement, notre amour pour quelqu’un devrait comporter non seulement des sentiments d’amour, mais aussi une pratique constante d’attention et de soutien à l’être aimé, ainsi qu’une certaine “théorie” de l’autre, c’est-à-dire, notre opinion au sujet de la personne qui se trouve face à nous.

    Il en va de même pour l’amour que l’on peut porter à Madame la Sagesse, quel que soit son visage.

    Il y a en effet, je pense, une relative indépendance entre nos manières de vivre les trois dimensions susmentionnées de la philosophie comme, respectivement, disposition, pratique et théorie. Un amoureux de la sagesse peut manquer de toute inclination à la réflexion et être un piètre argumentateur. Un excellent dialecticien peut être mû par le seul désir de gagner honnêtement un débat philosophique comme on gagne une partie d’échecs : l’amour et l’enthousiasme pour la vérité et le savoir laissent son cœur indifférent ; mais dira-t-on que cette personne ne contribue pas à la recherche philosophique ? Ce serait, je pense, une erreur. Certains philosophes atteignent sans doute la vérité sur une question particulière grâce à des intuitions fulgurantes, mais sont incapables de défendre et développer leurs idées avec patience, précision et efficacité. D’autre part, un excellent “artisan” de la philosophie, quelqu’un qui présente clairement les distinctions nécessaires à l’analyse d’un certain phénomène et argumente avec rigueur, peut manquer de l’originalité et de l’esprit de synthèse souvent requis par toute activité de recherche.

    Pratiquer correctement l’amour de la sagesse, pourrait-on en effet penser, requiert déjà une petite dose de celle-ci.

    Le manque d’attention à ce fait et aux relations entre la philosophie comme disposition(s) d’esprit, la philosophie comme pratique(s) et la philosophie comme théorie(s) est, je pense, la source de nombreuses équivoques concernant la philosophie “académique”, “professionnelle”, ou “universitaire”.

    Dans ce genre d’équivoque tombe, il me semble, aussi un article publié sur les pages de philosophie.ch il y a désormais plus de deux ans (mais que je n’ai eu l’occasion de lire qu’il y a peu de temps).

    Son auteur, M. Adelphos, s’étalait sur un prétendu état de choses qu’il jugeait lamentable : selon lui, “l’indétermination spirituelle” et “l’enthousiasme juvénile” avec lesquels l’étudiant(e) en philosophie commence ses études se transforment en amour pour “une querelle d’argument perdu [sic] dans un champ lui-même spécifique de la philosophie”, où “la grande foire aux étiquettes, aussi impudique [?!] soit-elle, remplace l'enthousiasme indistinct et la joie du philosopher sauvage”. Cette “kermesse” serait d’ailleurs selon lui “une manifestation d’une sorte de mauvaise foi doublée d’une forme de névrose”. Il s’agirait d’une sorte de réaction allergique aux “petits débats” caractéristiques de la philosophie universitaire. Ces “petits débats” seraient, en réalité, consciemment ou inconsciemment rejetés par ces mêmes étudiants ou étudiantes qui, dans les échanges avec leurs pairs, s’y attachent de la manière la plus sérieuse et la plus obsessionnelle. Selon l’auteur, ces étudiants ou étudiantes s’y sentiraient en effet “bien trop à l'étroit pour pouvoir respirer et s’épanouir”. L’auteur arrivait à en conclure, si l’on ose dire, que “l’esprit universitaire balaie rapidement toute l’innocence initiale, la personnalité et les doutes féconds”. Apparemment, selon l’auteur, lorsqu’on pratique la philosophie “universitaire”, “on se sent obligé de tenir un rôle, d’être une forme d'histrion vivant dans le mensonge”. Cela serait en outre démontré, selon l’auteur, par une standardisation des débats, des attitudes et même des corps ! L’auteur déclarait enfin ne pas vouloir s’adonner à “l’exercice ennuyeux de la dissertation antithétique en donnant … les points positifs de l’académie”. Il voulait seulement noter “qu’avant de se lancer tout feu tout flamme dans nos études nous ferions bien de prendre un recul salutaire, ironique sur ce que nous faisons, sur notre individualité, sur notre capacité unique de création. Au final, se moquer comme Socrate ou Molière de toute [sic] ces fanfaronneries savantes, d’en rire, simplement, d’en rire joyeusement”.

    On se demande ce que l’auteur pourrait bien dire de positif au sujet de la philosophie académique après de telles déclarations. Que c’est une bonne blague ? Une bonne préparation à la carrière de comédien ? Qu’elle permet de survivre et d’être payé pour se plier de temps en temps, sans doute hypocritement, à l’exercice de la “fanfaronnerie savante”, tout en restant dans son cœur un adepte du “philosopher sauvage” ?

    Tout comme la philosophie idéale de l’auteur, sa critique de la philosophie pratiquée dans (j’ajouterais : certaines de) nos universités me paraît bien sauvage. On peut toutefois mieux comprendre cette sauvagerie – c’est pour le moins mon hypothèse – en revenant aux différentes acceptions du mot ‘philosophie’. J’essayerai d’expliquer un peu mieux ce point.

    L’exaltation du “philosopher sauvage” telle qu’on la trouve dans l’article en question me semble être une forme de ce qu’on pourrait appeler sentimentalisme intellectuel. En amour, une manière de définir le sentimentaliste est de dire que c’est quelqu’un qui, pour utiliser un slogan, confond le fait d’aimer ou d’être amoureux avec le fait de se sentir amoureux.

    Le sentimentaliste (ainsi conçu) vit la relation amoureuse pour et autour de ce mouvement intérieur – cette intuition souvent perçue comme “incontrôlable” et “indéfinissable”, ce bouleversement qui fait par exemple dire au Chérubin de Mozart et Da Ponte :

     

    Non so piú cosa son, cosa faccio...
    Or di foco, ora sono di ghiaccio...
    Ogni donna cangiar di colore,
    Ogni donna mi fa palpitar.
    Solo ai nomi d’amor, di diletto
    Mi si turba, mi s’altera il petto
    E a parlare mi sforza d’amore
    Un desio ch’io non posso spiegar!

    All'acqua, all’ombra, ai monti,
    Ai fiori, all’erbe, ai fonti,
    All’eco, all’aria, ai venti,
    Che il suon dei vani accenti
    Portano via con sé...
    E se non ho chi m’oda
    Parlo d’amor con me.[1]

     

    Tel que Chérubin avec sa papillonnante énergie, le (ou la) sentimentaliste ne donne que très peu d’importance à ce qui relève des actes, des obligations et des sacrifices que comporte l’amour dans ses formes plus élevées (si l’on me pardonne cette expression un peu pompeuse).

    Le sentimentalisme de Chérubin est une forme de nombrilisme – certes, un nombrilisme inconscient et, à bien des égards, excusable. La superficialité de cette forme d’amour est d’autant plus excusable que Chérubin est un jeune excité, inexpérimenté et naïf, qui découvre le monde et lui-même.

    C’est d’un tel chérubinisme intellectuel – et plus spécifiquement philosophique – me semble faire preuve l’article en question lorsqu’il déclare que “La philosophie n’a de valeur qu’accaparée par l'individu, fécondée par son enthousiasme, sinon, vraiment, elle ne vaut rien” et que “Pour le dire philosophiquement [?], notre enthousiasme n’a pas de contenu précis ; c'est encore la généralité philosophique ainsi que notre propre manière de raisonner que nous aimons”.

    Comme le sentimentaliste en amour, le sentimentaliste philosophique ne donne de valeur qu’au fait de se sentir dans la disposition philosophique, d’éprouver cette sensation de “puissance personnelle” (pour reprendre une expression de M. Adelphos) et d’enthousiasme devant les grandes questions. Il n’y a pour lui aucune valeur à la pratique philosophique et aux théories qui en résultent considérées en elles-mêmes.

    Cette forme de sentimentalisme intellectuel est d’autant moins excusable, me semble-t-il, qu’elle est consciemment assumée et théorisée comme l’attitude appropriée pour un(e) philosophe.

    Qu’un philosophe soit ou ne soit pas passionné par la recherche philosophique n’ajoute ni n’enlève rien à la valeur des théories qu’il défend et des pratiques qu’il adopte pour les élaborer. À l’inverse, il semble plus approprié de juger la valeur des passions philosophiques de quelqu’un sur la base de la valeur de ses théories et de sa pratique de la philosophie. Après tout, en amour on juge des sentiments de quelqu’un sur la base de ses actes et des opinions qu’il ou elle a de l’être aimé.

    L’éros philosophique, comme le non philosophique, requiert aussi une (très) bonne dose de patience, d’application et surtout d’oubli de soi. Ceci n’est vraiment rien de nouveau : même un philosophe aussi épris de lui-même que Nietzsche notait justement (bien que pour d’autres raisons) que sur la porte du penseur du futur est marquée l’exclamation : “Qu’importe de moi !” [Was liegt an mir !] (Morgenröte IV. 547).

    Avec moins d’emphase et plus de substance, Bertrand Russell pour sa part insistait sur l’honest toil que toute bonne philosophie requiert – honnête, ce labeur, justement parce que l’on y met de côté les plaisirs faciles du verbiage et de l’intuition débridée au nom de plaisirs plus difficiles, ceux qui vont de pair avec l’exercice de vertus épistémiques telles que la clarté, la rigueur, l’humilité, et l’objectivité.

    Nos départements universitaires de philosophie (ou du moins certains d’entre eux) essaient d’instiller le goût de ces plaisirs difficiles, qui sont ceux de la bonne science.

    Ceci comporte la transmission d’une capacité de réflexion et d’argumentation qui se construit pas à pas aussi à travers l’analyse et la révision continues de thèses et d’arguments standards. Penser que l’on puisse faire l’économie de ce lent travail de burin, c’est une illusion – qu’elle soit une illusion de la piété, de la maladresse, ou de la superficialité.

    De ce genre d'illusion me semblent souvent exempt(e)s les jeunes étudiant(e)s qui ont reçu une bonne éducation philosophique. Si cette clarté d’esprit s’unit dans la même personne à une passion philosophique profonde, cette union comporte un investissement personnel presque total — c’est ce qu’on appelle une vocation

    Plaindre ou se moquer du fait qu’un(e) jeune étudiant(e) vive sa vocation de philosophe avec toutes les obsessions et tous les excès typiques de la jeunesse, c’est, dans le meilleur des cas, peu connaître la jeunesse ; dans le pire, peu connaître la (bonne) philosophie. Mais il se peut aussi qu’il y ait une forme de jalousie cachée derrière les plaintes et les moqueries : si c’est le cas, cette jalousie ne pourrait qu’être le symptôme du ressentiment ou de la sottise. Qui sont, avec la lâcheté, les véritables dangers propres aux milieux intellectuels.

     

     

    Quelques références

    Mezei, B. M./Smith, B. 1998, The Four Phases of Philosophy. With an Appendix : The Four Phases of Philosophy and Its Current State by Franz Brentano, Rodopi.

    Mulligan, K. 1999. ‘Exactitude et bavardage. Gloses pour une opposition paradigmatique dans la philosophie autrichienne’, Philosophiques, 26(2), 177–201.

    --- 2009, ‘Torheit, Vernünftigkeit und der Wert des Wissens’, in Schönrich, G. (éd.), Wissen und Werte, mentis, 27-44.

    --- 2013, ‘Czesław Miłosz, la liberté intérieure et la sottise’, Philosophiques 40(1), 107-120.

    --- 2014, ‘Foolishness, Stupidity and Cognitive Values’, The Monist 97(1), 66-85.

    --- 2016, Anatomie della stoltezza, Jouvence.

    Musil, R. 1937, Über die Dummheit, Hermann-Fischer (2nd edition, Rowohlt 1978).

    Russell, B. 1914, Our Knowledge of the External World as a Field for Scientific Method in Philosophy, Open Court.

    --- 1919, Introduction to Mathematical Philosophy, Allen and Unwin.

    Weber, M. 1919, Wissenschaft als Beruf, in Geistige Arbeit als Beruf. Vier Vorträge vor dem Freistudentischen Bund, Duncker & Humblot.

    Williamson, T. 2008, The Philosophy of Philosophy, Oxford UP (2nd augmented edition 2021).

    --- 2018, Doing Philosophy. From Common Curiosity to Logical Reasoning, Oxford UP (réédité comme Philosophical Methodology. A Very Short Introduction, OUP 2020).

     

     

    [1] Je ne sais plus qui je suis, ce que je fais,/tantôt je suis de feu et tantôt de glace,/toutes les femmes me font changer de couleur,/toutes les femmes me font trembler./Seuls des mots d’amour ou d’affection/troublent et perturbent mon coeur ;/et un désir que je ne puis expliquer/me force à parler d'amour./Je parle d’amour éveillé,/je parle d’amour en dormant,/à l'eau, à l'ombre, aux montagnes,/aux fleurs, aux herbes, aux fontaines,/à l'écho, à l'air, aux vents/qui emportent avec eux/le son de mes paroles inutiles./Et si je n'ai personne pour m’entendre,/je parle d’amour à moi-même (traduction de https://lyricstranslate.com/fr/le-nozze-di-figaro-atto-uno-les-noces-de-figaro-acte-i.html).