Dans le cadre des « Rencontres méditerranéennes », la ville de Marseille accueillera cette semaine le pape François. Cet évènement est décrit par l’Église catholique de Marseille comme « une session de témoignages et d’échanges sur les défis de la Méditerranée aujourd’hui (grande pauvreté, migrants, pluralité religieuse, environnement, etc.), les ressources humaines, spirituelles, culturelles, historiques, dont elle dispose pour y répondre et la contribution que les Églises, soucieuses de servir l’unité du genre humain dans cette région particulière, sont invitées à apporter à ces réponses ». Le chef du Vatican souhaite prier pour les disparus en mers, marins comme migrants. Il a donc choisi le parvis de la basilique Notre-Dame de la Garde pour donner un discours et dirigera une messe devant plus de 50 000 pèlerins dans le Stade-Vélodrome le 23 septembre. Bien que la venue du pape suscite un certain engouement, la participation d’Emmanuel Macron à la messe ne satisfait pas tout le monde. Après l’acharnement du gouvernement contre le port de l’abaya (long vêtement porté par quelques femmes de confession musulmane), la participation du chef de l’État à la messe symbolise pour certains une laïcité unilatérale. Nous tenterons d’éclaircir le débat autour de la laïcité pour ensuite commenter les comportements récents du gouvernement sur cette question.
La loi de 1905
Selon l’article premier de la loi de 1905, visant la séparation des Églises et de l’État, « la République assure la liberté de conscience ». Mais, si cette loi a pour rôle de pacifier les relations avec les membres de l’Église sans pour autant les exclure de la société, elle est le résultat d’un long processus de négociations. Comme le souligne l’avocat et homme politique André Damien, la France a été le théâtre de nombreuses oppositions entre l’Église et l’État, et cela, bien avant 1905.
En 1303, lors de l’attentat d’Anagni, le représentant du roi de France gifle le pape : le baptême de Clovis et le sacre de Charlemagne paraissent déjà bien loin. Et que dire des Guerres de religion, puis des persécutions religieuses de la Révolution française, des violences qui ont marqué l’expulsion des congrégations, enfin de la Séparation des Églises et de l’État !
La loi de 1905 est l’aboutissement d’une lutte entre les républicains et l’Église catholique qui a pour origine le concordat de 1801. La liberté de l’Église était limitée par le régime concordataire (interdiction aux évêques de se rendre à Rome ou de se réunir sans l’autorisation de l’État). Entre 1880 et 1903, de nombreuses lois entrainent l’expulsion des congrégations religieuses, jugées hostiles à la scolarité laïque. Malgré cela les républicains continuaient de dénoncer le pouvoir trop important de l’Église sur la politique française. Après de longues hésitations de la part des républicains, Émile Combes, président du conseil des ministres depuis 1902, annonce lors d’un discours à Auxerre en 1904 son intention de faire voter une loi de séparation des Églises et de l’État. De vives tensions s’installent entre deux camps qui mêlent à la fois républicains et membres de l’Église. Certes, l’opposition était majoritairement catholique, mais nous y retrouvions aussi des républicains qui auraient voulu une séparation moins nette, « moins spectaculaire » selon les mots d’André Damien. Pareillement du côté des partisans où nous retrouvions logiquement des républicains, mais aussi des catholiques séparatistes, dont certains prônaient déjà la séparation depuis 1830, ne souhaitant pas que l’Église reste sous le joug de l’État. Le concordat était profitable à une partie des républicains qui ne voulaient pas perdre la main mise sur l’Église (comme le pouvoir de désigner les évêques). Ces tensions amenèrent le Vatican à rompre ses relations diplomatiques avec la France en 1904, ce qui rendit le concordat caduc. En 1905, la loi de séparation des Églises et de l’État est débattue. Alors que Combes défend un certain radicalisme en voulant supprimer la religion de l’espace public, d’autres députés républicains, menés par Aristide Briant, préfèrent un compromis en respectant les libertés individuelles et de culte. C’est la proposition de pacification de Briant qui sera retenue et adoptée au Sénat en décembre 1905.
Évolution de la loi
Au sein du débat actuel autour de la laïcité, nous retrouvons encore trois courants déjà présents au XIXe siècle. Un courant antireligieux qui souhaite l’éradication de toute religion, un courant concordataire qui accepte la tutelle de l’Église par l’État et un courant libéral, issu de l’esprit de Briant, qui aspire à protéger les libertés individuelles fondamentales. Ce dernier courant, censé prédominer aujourd’hui, respecte la pluralité des opinions sans pour autant privilégier une religion en particulier. C’est une position qui est aussi partagée par des anarchistes comme Michel Bakounine au XIXe siècle. Ce dernier imposait l’athéisme au sein de l’organisation révolutionnaire, car c’était le parti pris d’un groupe qui s’opposait à toute influence de l’Église sur le pouvoir politique (antithéologisme). Pour autant, comme le décrit le philosophe Jean-Christophe Angaut, « l'Internationale a pour fin de systématiser la solidarité économique factuelle qui lie entre eux les membres de la classe ouvrière ». L’Internationale, perçue comme le futur de la société idéale, devait composer avec les différentes opinions et cultes et progresser grâce aux débats d’idées et à la lutte contre l’obscurantisme. Il semble alors que le but de la laïcité soit d’empêcher la religion d’étendre son emprise sur le monde politique, sur la conception des lois ou sur l’éducation des jeunes esprits. Cependant, le rejet du religieux en politique ne se traduit pas par la destruction du religieux dans nos sociétés. La laïcité, dans le cadre de la loi de 1905, n’a jamais signifié l’éradication des religions, ni leur effacement total de la société. Les sujets qui font polémiques de nos jours sont souvent en relation avec la présence de signes religieux dans l’espace public. Que dit la loi ?
La loi de 1905 ne se prononce pas sur le port de symboles ou de vêtements religieux. Aristide Briant estimait que « ce serait encourir (…) le ridicule, que de vouloir, par une loi qui se donne pour but d’instaurer dans ce pays un régime de liberté au point de vue confessionnel, imposer aux ministres des cultes l’obligation de modifier la coupe de leurs vêtements ». Ce sera plus tard, en 2004, qu’une nouvelle loi interdira dans les écoles, collèges et lycées publics « le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse ». Cette loi ne s’applique donc pas à l’université pour les personnes majeures. Pour le reste de l’espace public, la loi du 11 octobre 2010 dispose que « nul ne peut, dans l'espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage ».
Une laïcité à sens unique
S’il ne semble pas particulièrement choquant d’accueillir le pape à Marseille, ni de lui céder le Stade-Vélodrome pour une messe, il est plus difficile d’accepter la participation du chef de l’État à cette cérémonie. Le président de la République peut s’adresser au pape en tant que chef d’un autre État. C’est d’ailleurs l’argument qu’il a utilisé pour justifier sa présence auprès du pape. Cependant, sa venue au Stade-Vélodrome renvoie un autre message. La messe est une cérémonie chrétienne qui célèbre les valeurs et la philosophie de l’Église, incompatible avec celle d’un État républicain. En y allant, le président ne démontre pas une intention de débattre d’enjeux diplomatiques, mais plutôt de s’imprégner des valeurs chrétiennes. À titre personnel, rien n’empêche un laïque, qu’il soit athée ou non, de se rendre à l’Église pour s’instruire ou satisfaire sa curiosité. Mais la place d’un président n’est pas à l’Église, Emmanuel Macron peut tout à fait s’entretenir avec le chef du Vatican dans un cadre non religieux.
Ce qui suscite le plus de questionnement est l’asymétrie qui existe entre, d’un côté, l’engouement du président à se rendre à cette messe chrétienne et, de l’autre, l’intransigeance de son gouvernement envers tout signe religieux musulman. Le débat autour de l'abaya traduit une peur déjà très présente au sein de la société française, savamment entretenue et alimentée. La montée du Rassemblement National, l’hégémonie médiatique du très catholique Vincent Bolloré, la peur de « l’islamo-gauchisme » ou du « grand remplacement »… La peur du musulman est bien présente en France, comme en témoignent toutes les polémiques qui éclatent à chaque fois que nous traitons de ce culte, même si celles-ci ne concernent que des phénomènes minoritaires (burkini, abaya). Le moindre bout de tissu, le moindre changement devient le signe d’une invasion, du piétinement de certaines valeurs françaises. Les amalgames fusent et le débat se perd dans des jugements subjectifs.
Il est en effet difficile de se prononcer sur cette question tant elle est complexe. La loi est la loi. Si l’abaya exprime réellement l’appartenance à un culte religieux, alors elle doit être interdite dans tous les endroits où le port de vêtement religieux est proscrit. Seulement, cette nouvelle interdiction, portée par le nouveau ministre de l’Éducation, Gabriel Attal, soulève plusieurs problèmes. Il existe tout d’abord une zone de flou sur le caractère religieux de l’abaya, qui n’est portée que par très peu de femmes. Le juge des référés du Conseil d’État estime que l’abaya « s’inscrit dans une logique d’affirmation religieuse, ainsi que cela ressort notamment des propos tenus au cours des dialogues engagés avec les élèves ». Pourtant, l’abaya est aussi portée par des femmes non-musulmanes dans d’autres pays arabes et africains. Le problème commence donc lorsque l’on ôte à une religion le droit de décider de ce qui appartient à son culte ou non. Comme l’écrit Christophe Ayad dans Le Monde, « l’islam est moins dans l’intention de celle qui porte l’abaya que dans l’œil de celui ou celle qui la regarde ».
Le « problème » de l’abaya est souvent géré en interne dans les écoles et ne concerne qu’une faible partie de la population. De plus, l’abaya n’est pas clairement définie comme un vêtement religieux. Ce qui doit choquer toute personne laïque, ce n’est pas l’interdiction d’un habit religieux, mais l’obsession d’une partie de la nation à vouloir effacer de l’espace public la moindre trace d’un culte spécifique. La tranche réactionnaire de la société s’enflamme dès que la question de l’islam ressurgit, tel Michel Houellebecq dans son livre Soumission où il fantasme sur la décadence de la France provoquée par l’élection d’un président musulman.
Mercredi 15 septembre dernier, 6000 migrants sont arrivés de Tunisie sur l’île de Lampedusa en Italie, affamés et assoiffés. L’extrême droite, et la droite de manière générale, en a profité pour exprimer sa crainte face à « l’invasion ». Plusieurs représentants des différentes familles politiques de droite ont accouru devant les camps pour sortir leur discours le plus sécuritaire devant des réfugiés qui fuient des conflits ou des crises environnementales. La réaction de la part de cette même droite n’était pas la même lorsqu’il s’agissait d’accueillir des familles ukrainiennes (majoritairement chrétiennes). Nous pouvons donc questionner l’intégrité de la laïcité lorsque ceux qui pensent la défendre s’attaquent exclusivement, et de façon brutale, à un culte en particulier.
Respecter le culte religieux, c’est aussi faire attention à ne pas prendre parti, à ce que la société n’en vienne pas à haïr une religion. Les amalgames doivent être punis et la récupération condamnée. Cela n’empêche pas d’être intransigeant sur les questions de laïcité ni de faire respecter la loi. Pour autant, un chef d’État d’un pays laïque se doit aussi d’empêcher toute animosité contre la communauté musulmane qui, à chaque polémique, est victime de préjugés. Dans une période où la France subit des crises multiples et devient, en conséquence, plus sensible aux discours sécuritaires assénés par les vendeurs de peur, le rôle d’un Républicain est de faire respecter le cadre des lois tout en condamnant les actes et discours intolérants, voir racistes, envers une communauté. Plutôt que d’aller à la messe, Emmanuel Macron devrait veiller à ce que le débat sur l’abaya soit plus apaisé, qu’il conduise ou non à son interdiction. Peut-être devrait-il aussi s’occuper davantage du manque de professeurs en France, problème récurrent et bien plus important. Les difficultés rencontrées lorsque trois cents élèves portent une longue robe à la rentrée sont ridicules en comparaison des dégâts provoqués par l’absence de personnel enseignant dans les écoles. C’est cette priorisation qui choque et qui peut faire douter de la neutralité du gouvernement quant au respect de la laïcité.