L’Union européenne, à la recherche d’un second souffle, tente de s’emparer de l’aura d‘une Europe muséale et, par un discours de mauvaise foi collective, suggère être l’héritière de l’Europe. Dans son discours tenu en 2017 à la Sorbonne, le président de la République française a déclaré de vouloir « refonder l’Europe ». Mais sa proposition reste ambigüe. Le texte suivant argumente pour une limitation critique de ce qui est le domaine de l’UE et de ce qui regarde l’Europe. Pour mener à bien cette distinction et de régénérer l’expérience d’être européen, une révision phénoménologique de la notion « expérience » s’avère nécessaire. Grâce aux acquis de la Nouvelle Phénoménologie, la sensibilité pour le préréflexif et l’implicite de l’expérience atmosphérique ouvrent un accès autrement subjectif à l’Europe. Cette approche trouve une application pratique dans l’acquisition d’une langue d’adoption.
- Le Discours à la Sorbonne
Aborder l’actualité de la politique européenne ne tombe pas dans les ressorts des disciplines philosophiques. Mais de part et d’autre la politique se sert de références philosophiques. La politique allemande actuelle, peu ambitieuse à ce propos, se limite à conjurer l’héritage judéo-chrétien de l’Europe quand il s’agit de débattre de la question si « l’Islam appartient à l’Allemagne » (Angela Merkel) ou non. Emmanuel Macron, par contre, s’est rendu à Athènes pour consacrer dans l’enceinte de la Pnyx antique un discours à son projet de « refonder l’Europe » (Macron, 07-09-2017). En juillet 2017, le Président de la République française avait déjà rendu public à Versailles, son intention de « refonder l’Union européenne » (Macron, 03-07-2017). Puis, E. Macron, dans son discours intitulé « Initiative pour l’Europe », corrobora devant un auditoire réuni à la Sorbonne sa volonté de « refonder le projet européen », de « refonder l’Europe » (Macron, 26-09-2017).
Si déjà, face à une certaine morosité, l’ambition de « refonder l’Union européenne » pouvait étonner par son audace, à quoi veut en venir le Président de la République française avec son intention de « refonder l’Europe »? Ces déclarations-phares ne laissent aucun doute qu’Emmanuel Macron joue le tout pour le tout.
Macron récapitule l’histoire récente pour esquisser la naissance de « l’idée européenne » et les menaces subies. Aujourd’hui encore les Européens seraient appelés à surmonter « nationalisme, identitarisme, protectionnisme, souverainisme de repli », appelés aussi « les passions tristes de l’Europe ». Face à cette menace, « […] l’Europe que nous connaissons est trop faible, trop lente, trop inefficace, mais l’Europe seule peut nous donner une capacité d’action dans le monde, face aux grands défis contemporains. » Pour rappeler ce qui est en jeu, E. Macron rappelle : « […] ce qui forge notre identité profonde, cet équilibre de valeur, ce rapport à la liberté, aux Droits de l’Homme, à la justice est inédit sur la Planète. Cet attachement à une économie de marché, mais à la justice sociale l’est tout autant. » Défendre cette identité équivaut à la nécessité de construire une « souveraineté européenne ». Et avec cette notion d’une grande portée, le mélange – ou la confusion, si on veut – entre l’Europe et l’UE s‘avère complète : « La première clé, le fondement de toute communauté politique, c’est la sécurité. »
Pour E. Macron, l’Europe et l’UE ne semblent être que les deux faces d’une même pièce. Ainsi, l’amalgame terminologique ne paraît pas être un lapsus comme le montre la citation suivante : « Je ne laisserai pas à ces grands partis européens, le monopole du débat sur l’Europe et les élections européennes ! » Le débat sur l’Europe est visiblement le débat sur les nouvelles structures d’organisation de l’UE, appelées à renforcer sa légitimité. Et après l’explication détaillée de son programme politique, l’argumentation retourne imperceptiblement vers l‘Europe : « Et le ciment le plus fort de l’Union sera toujours la culture et le savoir […]. » Ici, E. Macron utilise la référence à « l’Union » pour conjurer – la perception acoustique y aidant – l’union profonde de la civilisation européenne : « Notre fragmentation n’est que superficielle. » Suivent des propositions pratiques pour répandre cette union profonde : au moins deux langues obligatoires d’ici 2024, la création d’universités européennes, le renforcement des échanges au niveau des lycées. Pour le public universitaire, il ajoute une réflexion fine concernant la pluralité des langues européennes : « Et l’Europe doit être faite de ces langues et elle sera toujours faite d’intraduisible. Et cela, il faut le porter. ». Contre l’objection de sous-estimer la labeur d’apprendre des langues, il renchérit : « […] je veux imaginer Sisyphe heureux. », pour en tirer finalement un argument politique contre « l’unilatéralisme brutal » et pour la démocratie et pour le débat public controversé : « Parce qu’il faut que les citoyens le refondent, par la base, par le bas, par le vrai. »
Comme l’enseignerait un manuel de rhétorique, l’éloquence de cette allocution emprunte, quand il s’agit d’argumenter, au registre bas, quand il s’agit de gagner la sympathie de l’auditoire au registre moyen, et quand il s’agit de le secouer au style sublime. Mais puisque l’orateur est un véritable homme politique qui joue de sa destinée, l’ambition affiché rappelle également ce que Nietzsche a dit du type du Tätigen und Strebenden : « L’histoire appartient avant tout à l’actif et au puissant, à celui qui participe à une grande lutte et qui, ayant besoin de maîtres, d’exemples, de consolateurs, ne saurait les trouver parmi ses compagnons et dans le présent. » (Nietzsche, 1874 : p. 138) E. Macron épouse à plusieurs reprises ce geste de défier le bas monde des sceptiques et cyniques pour prôner, avec Périclès (Discours d’Athènes) les vertus citoyennes de la liberté et de la confiance. Le raisonnement semble être comme chez Nietzsche : « Par quoi donc la contemplation monumentale du passé, l’intérêt pour ce qui est classique et rare dans les temps écoulés, peut-il être utile à l’homme d’aujourd’hui ? L’homme conclut que le sublime qui a été autrefois a certainement été possible autrefois et sera par conséquent encore possible un jour. Il suit courageusement son chemin, car maintenant il a écarté le doute qui l’assaillait aux heures de faiblesse et lui faisait se demander s’il ne voulait pas l’impossible. » (Nietzsche, 1874 : p. 142) Ainsi, le ton messianique du discours d’E. Macron – l’appel réitéré « N’ayez pas peur ! », « N’ayons pas peur ! » etc. – ne surprendra qu’à peine.
Grâce à cette rhétorique, E. Macron s’arroge le droit à instrumentaliser l’Europe pour sa vision politique. L’Europe « de la culture et du savoir », « le ciment le plus fort de l’Union » n’intéresse que dans la mesure où elle contribue à l’intérêt stratégique du Président de la République de transformer l’UE. Ainsi, dans son discours, l’Europe se transforme en un arsenal muséal d’où on sort à volonté les noms d’illustres personnages comme Erasme, Musil, Proust, Steiner, Suarès ou, plus loin, Camus et Mounier, le temple grec et le sourire de Mona Lisa.
« […] cette Europe où chaque Européen reconnaît son destin dans le profil d’un temple grec ou le sourire de Mona Lisa, qui a pu connaître des émotions à travers toute l’Europe en lisant MUSIL ou PROUST, cette Europe des cafés, dont parle STEINER, cette Europe dont SUARES disait qu’elle est ‘une loi, un esprit, une coutume’, cette Europe des paysages et des folklores, cette Europe dont ERASME, dont on disait qu’il en était le précepteur, disait qu’il fallait demander à chaque jeune, déjà, de ‘parcourir le continent pour apprendre d’autres langues’ et ‘se défaire de son naturel sauvage’, cette Europe, parcourue par tant de guerres, de conflits : ce qui la tient, c’est sa culture. »
On peut douter que ces auteurs soient d’accord de servir de témoins que l’union imaginaire des esprits est habitée d’une entéléchie vers l’Union avec majuscule, imaginé par E. Macron. Ceci est d’autant plus probable que sa confession de foi en la démocratie ne sera probablement pas partagée par la majorité des penseurs et intellectuels tout au long des siècles. Le danger de l’homme actif et puissant, Nietzsche l’a clairement évoqué, est effectivement que dans sa perspective « […] ce passé courra le risque d’être déformé, enjolivé, détourné de sa signification et, par là même, sa description ressemblera à de la poésie librement imaginée. Il y a même des époques qui ne sont pas capables de distinguer un passé monumental d’une fiction mythique, car les mêmes impulsions peuvent être empruntées à l’un comme à l’autre. » (Nietzsche, 1874, p. 144)
Au demeurant, E. Macron pratique lui-même ce qu’il avait reproché aux politiques pusillanimes dans son discours d’Athènes, à savoir regarder derrière (comme la chouette de Minerve), car concernant l’Europe d’aujourd’hui qu’il prétend vouloir « refonder », le Président de la République ne sait que débiter des propositions peu originales qui se limitent au quantitatif : plus de moyens pour le programme Erasmus, les universités européennes, les échanges, les traductions, la diffusion de la production artistique européenne et parler deux langues d’ici 2024. Dans son discours, E. Macron rejoint tous ceux pour qui le multilinguisme produirait quasi automatiquement la compréhension interculturelle et le renouveau européen. Même le projet-phare de l’Université Franco-Allemande (UFA) montre, après 20 ans d’existence, que ce n’est pas le cas (Müller-Pelzer, 2017). Force est de rappeler que, depuis la fin des années 1980, ce type de mesures a été motivé par l’objectif politique d’accroître la compétitivité des économies nationales par rapport aux Etats-Unis. Le motif philanthropique de disséminer les valeurs européennes ne s’est jamais traduit en programme opérationnel.
Comme pour ses homologues des autres pays, l’Europe reste une nébuleuse, une panacée rhétorique mais politiquement floue et impuissante. Voilà pourquoi E. Macron préfère formuler des revendications politiques concrètes à l’adresse de l’UE, accessibles au citoyen moyen : Pour les prochaines élections du Parlement européen, il favorise des listes transnationales, mais sans nommer des « Spitzenkandidaten » issus des « grands partis européens », c’est-à-dire sans la coopération des citoyens. Surtout, E. Macron s’engage pour son idée inédite de lancer des « conventions démocratiques » pour rapprocher les citoyens de l’agenda de l’UE, tout en misant sur la chance que de cette consultation sorte un signal fort en faveur d’un agenda d’unification et de centralisation de compétences qui correspondrait à ses propres idées. C’est ainsi qu’E. Macron conçoit le « projet européen » : « Nous devons refonder le projet européen, par et avec le peuple […]. » Ici, le terme « peuple » oscille entre un demos européen introuvable et les individus prêts à participer aux « conventions démocratiques ».
On peut laisser aux politologues, sociologues et juristes l’interprétation des conséquences constitutionnelles des consultations citoyennes et des autres propositions destinées à surmonter la crise de légitimité des institutions de l’UE (Vobruba, 2017 ; Brömmel & König & Sicking, 2015 ; Dawson & Enderlein & Joerges, 2015 ; Cerutti, 2009 ; Grimm, 2016). L’éloquence du Président de la République à propos son programme cache, cependant, que vouloir « refonder l’Europe » dans un esprit de confiance, convivialité, courage et de solidarité, bref dans un esprit d’unité est bien le contraire de la diversité indubitable que nous enseignent les historiens à propos de la signification du terme « Europe » tout au long des siècles. E. Macron fête, par contre, « cette ambition extrême peut-être un peu folle ! »
« […] que par la culture, nous retrouverons ce qui nous unit, que par la culture et le patrimoine, nous retrouverons cette force de l’échange et de sites qui nous dépasse, de ce qui fait que, au-delà de nos divisions, à chaque moment important de notre Europe, nous avons décidé d'avancer ensemble, de construire quelque chose de plus fort que nous. » (Discours d’Athènes)
Rappelons-nous l’observation de Nietzsche qu’il y a des époques incapables « de distinguer un passé monumental d’une fiction mythique ».
Le résultat des analyses historiques est sans appel : Dès son émergence au 15e siècle, l’emploi du terme « Europe » obéit à un « utilitarisme socio-politique » (Schmale, 2010: p. 41), c’est-à dire qu’avec le terme on formate une diversité chaotique selon les coalitions d’intérêt changeantes, par ex. contre l’Empire ottoman, la Réforme, le despotisme absolutiste et l’obscurantisme catholique ou contre le bellicisme des monarchies. Dans tous ces cas, les intéressés se sont emparés et s’emparent toujours des éléments et combinaisons de relevance dans le contexte respectif pour résoudre un problème donné et pour ignorer le reste. Cette méthode de ne considérer que l’ « utile » est en même temps une indication implicite que la réalité phénoménale de l’Europe est bien plus riche, chaotique, voire contradictoire avant d’être réduite et formatée pour des intérêts politiques.
L’incapacité de saisir plus d’un aspect de la nébuleuse européenne se montre à l’exemple de l’Eurobaromètre, pourtant réputé d’être empiriquement fiable.
- La méthode de l’Eurobaromètre
Dans les publications scientifiques des disciplines ayant affaire à l’actualité politique, sociologique, historique, économique etc., les auteurs qui respectent une différence terminologique nette entre l’Union européenne et l’Europe sont rarissimes. L’Eurobaromètre n’y fait pas exception, par ex. si on veut savoir ce que pensent les Européens de l’Europe (Union européenne, Opinion publique). Avec des méthodes quantitatives et qualitatives on recueille régulièrement des données énoncées à l’aide d’interviews. Concernant les enquêtes qualitatives, l’UE se vante : « Les études qualitatives étudient en profondeur les motivations, les sentiments, les réactions de groupes sociaux choisis à l'égard d'un sujet donné ou d'un concept, en écoutant et analysant leur façon de s'exprimer dans des groupes de discussion ou d'entretiens non-directifs. » Voilà pourquoi les historiens, politologues et sociologues, pour ne citer qu’eux, se réfèrent couramment aux résultats de l’Eurobaromètre en tant référence empirique pour appuyer leurs thèses.
Examinant la méthode des enquêtes de l’Eurobaromètre de plus près, on notera que la procédure laisse beaucoup à désirer (Union européenne, Le futur de l'Europe – Questions sociales – Eurobaromètre interactif). Les questions ont un caractère très général, par ex.:
“People may feel different degrees of attachment to their town or village, to their region, to their country or to Europe. Please tell me how attached you feel to Europe/European Union/Town-Region, Réponses: Very attached, Fairly attached, Not very attached, Not at all attached, DK - Don't know”.
Il y a, certes, des différences considérables entre les réponses aux questions respectives. Mais dans tous les cas les réponses sont pré-formulées : La notion de l’attachement est une catégorie générale donnée, ne permettant qu’une modulation de l’intensité quantitative. Ainsi, les réponses ne reflètent pas de façon satisfaisante les impressions différenciées que l’on peut attendre à ce sujet. Ne sont enregistrés que des jugements totalisés : Le « plus » ou le « moins » supposent une comparaison réflexive où sont compensées des tendances ambivalentes, voire en sens opposés, et par là les résultats deviennent encore plus réducteurs. Somme toute, il faut critiquer que cette méthode boucle la boucle herméneutique avant de l’avoir entièrement ouverte.
La méthodologie de conduire des interviews connaît, par contre, aussi des interviews en profondeur qui partent de l‘expérience que certains cas de figure sont difficiles à verbaliser même dans une interview ouverte (sans réponses pré-formulées). On évitera des termes qui standardisent les énoncés des interviewés (comme par ex. par la notion « attachement »). Surtout, la perspective ne sera pas d’arriver à un savoir pronostique mais d’entrer dans un processus d’auto-compréhension ouvert. Contrairement, la méthode appliquée par l’UE est un cas où la méthode canalise ce que l’on sera en mesure de saisir du monde (Großheim & Kluck & Nörenberg, 2014 : p. 26). La question s’il y a éventuellement des phénomènes que l’on ne peut pas décomposer pour les déterminer objectivement ne se pose même pas (Salber, 2009 : pp. 7-12).
L’effet de canaliser la perception se manifeste nettement à propos de la liste citée où l’attachement à la ville ou le village, la région, le pays, l’Europe et l’Union européenne est scrutée. L’Union européenne est un intrus dans cette liste puisqu’il ne s’agit pas d’une entité comme les autres mais d’une organisation avec le but assigné de joindre les pouvoirs individuels des pays respectifs pour effectuer des tâches transnationales précises. En dehors de cette finalité, l’UE n’est rien. Pour les autres entités il n’en est pas de même : La ville, le village, la région et le pays sont aussi des organisations avec une finalité précise, mais à part cela elles font aussi partie de la réalité vécue, ayant le plus souvent une histoire et une signification collective. Seulement dans cette perspective, on peut poser la question de l’attachement affectif. L’Europe, quant à elle, ne peut être assimilée ni à ce cas - elle n’est pas une organisation -, ni au cas de l’UE qui se réduit à cela.
L’ambigüité de l’Eurobaromètre qui surgit à propos de la question de l’attachement affectif sème des doutes concernant la méthode choisie. Soit l’attachement concerne les objets appropriés comme la ville ou le village, la région, le pays ou l’Europe (et non pas l’UE) : Ici, on aura à faire à des impressions subjectives, en particulier à des phénomènes atmosphériques, que l’on ne peut pas décomposer en éléments pour les déterminer objectivement et qui, donc, auront la tendance à s’échapper à une méthode statistique destinée à donner des résultats chiffrés. Soit l’Union européenne est incluse dans la liste : Dans ce cas, thématiser l’attachement ne sera qu’une façon de parler, débouchant sur des opinions plus ou moins positives ou négatives. Les chiffres recueillis ne se référeront qu’à ce que les individus retiennent après des processus non transparents de canalisation, de criblage et de compensation internes. En négligeant le glissement des significations au niveau subjectif, cette méthode ne retiendra que des cas de figure aplanis et restera aveugle aux impressions suggestives, mais floues, aux réminiscences vagues et à différents états affectifs.
Néanmoins, il existe une méthode d’investigation qui respecte la spécificité qualitative des phénomènes visés et qui permettra d’arriver à des observations détaillées concernant les facteurs effectifs et le cadre qui déterminent les expériences et le comportement des personnes d’une unité géographique et/ou historique (Großheim & Kluck & Nörenberg, 2014 : pp. 25-31). Contrairement à la méthode statistique, l’approche morphologique n’est pas destinée à apporter un savoir pronostique mais à s’approcher par tâtonnements de l’expérience vécue involontaire (unwillkürliche Lebenserfahrung) selon la définition de Hermann Schmitz. Il s’agira d’une vérité perspectiviste, c’est-à-dire attachée à la personne et au moment. Pour arriver sous ces conditions à une expérience structurante et structurée, la perception et son examen se doivent d’être réitérées et les résultats discutés. Etant donné l’ubiquité de l’expérience vécue involontaire, les pistes d’investigation se multiplient.
« Cette propension est l’inverse et le complément de celle des sciences de la nature en tant que sciences de la prédictibilité schématique, dont l’intérêt aplanait à l’extrême l’expérience vécue involontaire afin de la réduire à quelques catégories optimales pour l’expérimentation et la statistique ; de ces catégories sont issues les données utilisées pour vérifier les prédictions théoriques. » (Schmitz, 2016 : p. 29)
Pour mieux connaître l’Europe, il n’y a donc pas de raison pour privilégier la méthode pronostique se limitant à des éléments aplanis, réduits et à des constellations sélectives construites à partir de cette base. L’expérience vécue involontaire mérite la même attention d’autant plus que les considérations précédentes ont apportées l’évidence que l’Europe n’est pas une entité que l’on puisse définir objectivement. Pour une approche objectiviste, il n’y a effectivement que des reflets condensés d’une expérience commune comme l’atmosphère des cafés, mentionnée par E. Macron. Mais il serait une erreur de vouloir multiplier ces reflets du passé en lançant des programmes respectifs. Malgré les bienfaits pratiques qu’apporte, par ex., l‘initiative de nommer à tour de rôle des « capitales européennes de la culture », ce type d’activité sert objectivement le but de l’UE de se parer des plumes du paon, à savoir de s’approprier un passé affectif. Face à cette stratégie discursive d’absorption il faut retenir : L’UE est une organisation avec le but assigné de joindre les pouvoirs individuels des pays respectifs pour effectuer des tâches transnationales précises. L’UE n’a pas de culture et n’est pas capable d’en produire une. Ce qui existe comme production artistique et intellectuelle est une production d’origines nationales (impliquant le mélange de plusieurs origines nationales).
Le véritable travail culturel contemporain de régénérer l’Europe est ailleurs. Il ne s’effectuera que si on accepte une séparation productive entre ce qui appartient à l’UE et ce qui appartient à l’Europe. L’UE et les élites unionistes s’efforcent à tenir la barre. A l’heure de la globalisation et du dogme de la croissance infinie, les pouvoirs publics et privés transforment plus que jamais la vie en société, tout en aplanissant et schématisant les différences historiques et culturelles de la vie commune. Face à ce déséquilibre, l’Europe par le truchement des Européens n’aura le choix qu’entre une UE intelligente, prête à limiter son influence directe et indirecte sur la société et à se détourner du dogme de la croissance illimitée, et une UE aveuglée, imbue de la mauvaise foi collective d’identifier l’UE et l’Europe ; dans la perspective des Européens, cette UE doit être considérée comme un adversaire qu’il faut combattre résolument. La question européenne par excellence ne peut être laissée à l’UE : Pourquoi vivons-nous ensemble, et comment voulons-nous vivre ensemble ? (Müller-Pelzer, 2016). L’invitation séduisante formulée par E. Macron de passer d’une « Europe de la défiance » à une « Europe de la confidence » n’est non seulement irréaliste mais encore aberrante puisqu’entre les sujets européens en dépendance et les détenteurs du pouvoir, il ne peut régner un climat de convivialité et de confidence. Ce serait idéologie.
Un cas qui permet de concrétiser ce reproche est le programme Erasmus, très populaire et tellement prisé par les élites unionistes que, en pleine crise de légitimité de l’UE, on a proposé d’augmenter cinq ou dix fois le budget de ce programme, actuellement lourd de 15 millions d’euro. Tibor Navracsics, commissaire de l’UE pour l’Education, a approuvé cette vue pour renchérir que le programme Erasmus contribue à stabiliser l’identité européenne. Pour lui, le programme est un important instrument pour faire avancer l’unité et le sentiment d’appartenance (Navracsics, 2017).
- Critique du programme Erasmus
Le lancement du programme en 1987 a été le premier élément majeur du concept de l’apprentissage tout au long de la vie, compris comme une nécessité économique et sociale dans des sociétés dynamiques et en compétition. Avec la fin de la Guerre froide et avec le début de la politique de globalisation, le new thinking de l’économie de l’éducation devint une priorité nationale et européenne. Wolfgang Streeck, un politologue allemande, a appelé ces années le commencement de la « révolution néo-libérale » (Streeck 2015 ; 22016, p. 17). Dès le départ, la compétitivité économique et technologique guidait le lancement du programme Erasmus en tant que programme de mobilité : European community action scheme for the mobility of university students. Les ressources humaines montaient au rang de la compétence-clé en Europe et le monde entier. Dans les sciences sociales, on trouva le terme adéquat pour cet idéal : Individualisme de capital humain (Münch, 2008 : pp. 364-383, Humankapital-Individualismus), focalisant l’individu en tant qu’accumulateur d’aptitudes (skills) internationales et transculturelles, recherchées à l’échelle globale. L’européisation, puis l’internationalisation et très vite la globalisation des affaires demandaient le maximum de crédits internationaux, une mobilité illimitée et une flexibilité transculturelle pour les postes les mieux rémunérés.
Mais les élites préféraient « emballer » ce cas de figure et mettre à l’avant le nom de l’humaniste Erasmus, suggérant une continuité spécifique où il n’y en a pas. Le Desiderius Erasmus historique, toujours à la recherche de nouveaux donateurs, avait voyagé beaucoup mais ses idées religieuses et pédagogiques n’ont pas de répercussions pratiques sur la réalité scolaire et universitaire d’aujourd’hui. Le personnage d’Erasmus est devenu l’idéal écran de rétrojection de la fusion entre la technologie et les sciences naturelles avec l’UE comme nouveau global player. Mais les promesses que le programme Erasmus améliorerait considérablement la maîtrise de langues européennes, contribuerait au sentiment d’appartenance entre Européens et permettrait aux jeunes de changer l’UE sont fausses.
Maîtrise accrue de langues européennes? Dans leur grande majorité, les études dans un autre pays financées par le programme Erasmus ne s’effectuent pas dans la langue du pays hôte. L’anglais global est toujours plus la langue d’enseignement et aussi de communication entre étudiants, même dans les pays non-anglophones. L’explication en est que l’objectif central est l’employabilité internationale. Le temps nécessaire pour atteindre le niveau B2 dans la langue du pays hôte (autre que l’anglais) n’est pas dégagé dans le contexte d’un BA de trois ans de durée, ni avant le séjour, ni pendant les environ 14 semaines, car c’est à ce laps de temps que se réduisent en général les 6 mois officiels du programme. Les dépenses et les efforts pour installer à l’échelle européenne des cours pour apprendre les langues européennes ont été jugés trop grands par rapport à la plus-value ajoutée à l’objectif de l’employabilité internationale.
En plus, pour des raisons financières, les universités sont intéressées avant tout à offrir des cours standardisés en anglais global pour attirer le plus grand nombre possible d’étudiants internationaux. Le niveau linguistique qui baisse et le mélange d’étudiants internationaux entraîne de son côté que les cours de civilisation sont également donné en anglais et/ou se limitent à des informations concernant les institutions du pays, les structures de la vie publique, quelques traits généraux de la mentalité etc. Pour ces raisons, les cours ne méritent pas le label de donner accès à « une compétence interculturelle ». L’expression de la Erasmus bubble indique que les étudiants vivent trop souvent à l’écart de la vie du pays.
Un sentiment européen d’appartenance plus intensif? En général, les universités n’offrent pas de préparation ciblée au séjour dans un pays précis ; on se limite à débiter des informations concernant les différences administratives, techniques et au sujet des méthodes d’enseignement. Pour s’inscrire au programme Erasmus, il n’y a aucune précondition (crédits « interculturels », « européens » etc.). Les cours du type Intercultural Competence ne tiennent pas ce que le titre promet: En fait, il s’agit d’une approche transculturelle tous azimuts visant une attitude flexible, attentive et distante vis-à-vis des personnes venant d’autres cultures et avec un comportement différent qui pourrait irriter ou rendre perplexe. Une préparation ciblée sur le pays de choix, supposant un niveau linguistique avancé ne se trouve qu’au niveau des cursus intégrés de double titre du type Université Franco-Allemande.
Cet état d’affaires se reconnaît dans le film “L’Auberge espagnole” de 2002. Tout d’abord, les dialogues sont majoritairement en anglais. Deuxièmement, le sujet principal n’est pas l’activité universitaire au sens strict (travail en groupe et en ateliers, travaux écrits, difficultés de compréhension linguistique, différences de styles de travail, effets comportementaux résultant de la situation du marché du travail respectif, l’intégration dans le système éducatif etc.), mais l’émancipation du contexte familier domestique et les coutumes irréfléchies, voire étouffantes, couronnée d’une éducation sentimentale assez banale. Le jeu avec les stéréotypes nationaux assure des effets comiques mais une compréhension intereuropéenne approfondie n’est pas sur l’agenda. La morale triviale qu’après un long séjour dans un autre pays on est devenu un autre en rentrant ne serait pas à critiquer si la continuation de l’histoire à Moscou et à New York ne confirmait pas clairement que le programme Erasmus est un catalyseur de la globalisation. En 2009, très conséquemment, le programme Erasmus Mundus a été introduit.
Aujourd’hui, le mythe Erasmus s’est épuisé: D’une année Erasmus, il ne reste en général que 14 semaines (1 semestre), un cofinancement agréable, une phase de libertinage global et d’excès alcooliques, mais pas d’approfondissement du sentiment d’être européen qui aurait des répercussions palpables.
Coopérer pour changer l’UE? En janvier 2017, la chancelière allemande revint sur cette thèse à l’occasion de la remise de deux titres de docteure honoris causa en Belgique (Merkel, 2017). Elle n’hésita pas à attester aux universités de Gent et de Louvain d’œuvrer dans le respect de l’idéal humaniste et de l’idée européenne, donc dans la tradition du grand humaniste européen Erasme de Rotterdam. Ensuite, A. Merkel s’adressa aux étudiants pour leur rappeler que l’Europe, ce ne est pas les institutions de l’UE mais que c’est chacun et chacune d’eux. Les échanges offriraient l’occasion de cultiver l’esprit du débat, la curiosité, le savoir, l‘assiduité et la volonté d’agir qui pourraient contribuer à former l’Europe. La chancelière ajouta qu’il n’y aurait aucun inconvénient si les contributions soient controversées parce que ce serait la nature de chaque être humain d’avoir ses propres idées.
Ce type de discours n’est pas adressé aux jeunes élites unionistes qui savent que c’est la course aux meilleures résultats dans les universités les plus cotées et la réalisation du maximum de crédits transnationaux dans les meilleurs délais qui comptent. Ils savent que les propos d’A. Merkel, anodins au premier regard, sont adressés à la majorité des étudiants auxquels il faut rappeler mécaniquement que l’Europe et l’UE forment un grand tout et que la participation au programme Erasmus signifie d’être un bon Européen et une bonne Européenne. Cette litanie fait partie de la stratégie discursive unioniste, appelé aussi le « narratif de Bruxelles », d’implanter la collective mauvaise foi de considérer l’UE comme l’accomplissement des meilleures aspirations de l’Europe, comme un soft global player qui réussit à harmoniser une compétitivité de pointe sur le marché global avec le respect des droits humains et le combat pour un monde plus juste (Müller-Pelzer, 2018). L’Europe comme enrobage culturel du projectile qu’est l’UE est le cœur du discours d’E. Macron et d’A. Merkel, même si leurs objectifs nationaux ne sont pas les mêmes. La compétition concerne seulement la question qui des deux sera considéré comme le mieux positionné pour servir d’interface aux intérêts financiers internationaux.
Conclusion : Le programme Erasmus est politiquement « contaminé ». Dans la perspective d’une UE pivotant autour de l’agenda économique d’une croissance infinie, le programme d’échanges que mériteraient les étudiants européens en réalité doit être reconsidéré à partir des fondements. Entre l’objectif de l’employabilité et l’objectif de régénérer l’Europe, il faut établir un équilibre. A la différence d’une approche utilitariste, le nouveau programme d’échange européen aura à focaliser l’expérience involontaire de la vie, éduquer à devenir sensible à la résonance charnelle, à la communication « sans paroles », à l’implication affective, à l’espace charnel ouvert aux atmosphères collectives, laissant entrevoir des situations communes européennes. Cette approche bénéficiera des acquis de la Nouvelle Phénoménologie, dédiée à se libérer du poids de traditions philosophiques obsolètes et à rapprocher davantage les personnes à l’expérience sans artifice. Le symbole approprié de cette nouvelle approche est Montaigne qui sera le patron du nouveau programme de mobilité et de compréhension interculturelle en Europe.
Michel de Montaigne (1533-1592) a été un magistrat et écrivain français qui est considéré comme le créateur du genre littéraire de l’essai, pratiquant un style désinvolte et alerte pour traiter de tous les sujets de la vie dans la perspective d’un amateur cultivé. Il a été l’un des premiers pour donner un profil à l’homme des temps modernes, loyal dans l’accomplissement de ses devoirs civiques, mais se réservant sa liberté individuelle de raisonner et de garder la distance vis-à-vis des idéologies, en particulier à celle du progrès humain. Montaigne comme libre penseur a été non-conformiste et décidément subjectif, de sorte qu’aucune tendance politique ne pouvait le récupérer pour ses fins. Il a été convaincu que l’individu n’est pas appelé à se styliser conformément à un idéal, mais plutôt d’apprendre à scruter de façon critique sa propre mesure. Pour Montaigne, ces essais de reconnaître au fil des années et sans complaisance ses propres capacités et limites renferment la seule leçon à apprendre. Alors qu’Erasme représente l’humanisme chrétien, Montaigne a laissé derrière soi ce cadre pour expérimenter les « troubles » de son siècle sans les convictions métaphysiques, politiques, scientifiques et anthropologiques traditionnelles. A la différence d’Erasme, Montaigne qui pratiquait couramment le latin comme relais indispensable avec l’antiquité latine s’exprimait en français pour être le média de son expérience subjective. A ces égards, il symbolise bien plus qu’Erasme l’Europe comme carrefour inépuisable d’idées, de traditions et de langues. Bien plus que de voir dans les langues vernaculaires un frein, Montaigne profita pendant son voyage par le sud de l’Allemagne, l’Autriche et l’Italie de l’occasion de reconnaître dans les différents us et coutumes comme dans les langues les faces variées de l’Europe. Il est le précurseur d’une attitude phénoménologique qui prend ses distances vis-à-vis des notions et conceptions héritées pour se mettre à l’écoute du domaine préréflexif, diffus, déconcertant et bouleversant de l’expérience vécue involontaire.
- Les situations communes et les atmosphères collectives
4.1. La portée de l’expérience préréflexive
Le monde comme les sciences naturelles nous le présentent est une abstraction sans valeur phénoménale. La perspective individuelle sur le monde est avant tout préréflexive, c’est-à-dire caractérisée par un espace atmosphérique spécifique qui se fait remarquer au niveau du sentir charnel. Dans ce sens on parlera de résonance charnelle et d’espace affectif (Großheim & Kluck & Nörenberg, pp. 25-36). Analyser le domaine du préréflexif, implicite et non-thématique demande une approche originelle car les atmosphères étant volatiles et fugitives se dérobent à l’analyse centrée sur le modèle des corps solides. L’impulsion principale de changer de cap est venue de la théorie des atmosphères de Hermann Schmitz, fondateur de la Nouvelle Phénoménologie (Schmitz 32007 : pp. 36; 222 ; idem, 2016, p. 27 : idem, 22005). La portée accordée aux atmosphères s’insère dans sa révision de la tradition occidentale. La critique de la scission entre un monde extérieur et un monde intérieur, introduite par Démocrite et Platon, l’a conduit à réhabiliter la chair, à la différence du corps physiologique, ainsi que l’implication affective comme germe de la subjectivité et de la communication charnelle. A la différence de la communication discursive, communiquer au niveau préréflexif et non-thématique est un phénomène charnel, le plus souvent du type de l’incarnation (univoque ou réciproque, solidaire ou antagoniste).
Décisif pour notre propos : L’espace charnel s’imbrique avec l’espace des sentiments en tant qu’atmosphères. Les atmosphères collectives sont ancrées dans un cadre perspectiviste, que Schmitz appelle les situations communes (Schmitz, 2016, p. 59). Les situations communes d’implantation (implantierende gemeinsame Situation) sont particulièrement éloquentes parce qu’elles sont fréquemment accompagnées d’atmosphères peu voyantes, durables et prégnantes. Ce sont, premièrement, des sentiments-ambiances, diffuses ou centrés autour de certains objets. Préparé à l’existence de lieux où, dans d’autres pays, peuvent se concentrer certaines auras, l’Européen muni de l’esprit de finesse (Pascal) cultivera une disposition de s’apercevoir de ce qui n’est pas évident au premier regard. Ces sentiments-ambiances sont des phénomènes qui occupent un espace spécifique pré-dimensionnel, ils sont centrés autour d’endroits avec une aura spécifique, comme l’église, le jardin, la ville, un monument particulier, le foyer familial ou la famille. Cette disposition s’objectivera dans des phrases virtuelles comme : « J’ai l’impression qu’il s’agit d’un lieu / d’une personne pas comme les autres. » ou « Je sens que quelque chose me dit / ne me dit pas. » Elle offre la chance soit de rester spectateur, soit de se laisser impliquer ponctuellement dans une ambiance floue, mais caractéristique (par ex. la beauté des places urbaines d’Italie ou la mélancolie de certains champs de bataille et cimetières des deux grandes guerres du 20e siècle). Cette disposition servira également les échanges interpersonnels : Le contact avec certains interlocuteurs peut se traduire par des phrases comme : « Je sens que cette personne me veut du bien. » ou : « J’ai l’impression qu’il ne me prend pas au sérieux. » (Großheim, 2008, p. 26 s.).
L’autre type d’atmosphères, ce sont les sentiments-passions qui bouleversent les personnes et s’imposent pour un certain temps, rendant impossible une recomposition immédiate de la contenance (excepté dans le cas d’un observateur distancié). Pour prendre comme exemple la Roumanie actuelle, elle a connu un mouvement d’indignation sans pareil après l’incendie au Club Collectiv en 2016 à Bucarest. Il est probable que des étudiants étrangers sensibilisés qui avaient assisté aux rassemblements publics et qui, éventuellement, furent impressionnés ou renversés par cette atmosphère collective, voulaient comprendre après ce qui s’est passé, éventuellement ce qui s’était passé avec eux-mêmes. Ainsi, ils ont éprouvé le besoin de sonder plus profondément les dessous historiques de la communauté roumaine, soit pour la comprendre mieux (l’intelligence herméneutique), soit par le fait d’être touchés et impliqués durablement dans le destin de ce pays (l’intelligence charnelle, la « pensée sans paroles » (Schmitz, 2012 : p. 213). Être intégré dans une situation commune d’implantation ne signifie pas de la décomposer en éléments singuliers mais d’intégrer l’atmosphère avec sa partie programmatique (ce qui doit être ou se produire). Ainsi, les normes implicites de la situation (le nomos) sont senties selon la perspective d’en être le destinataire. L’implication affective devient le récepteur des atmosphères collectives accompagnées d’une autorité exigente, alors que l‘étudiant moyen n’entrera au mieux dans une situation commune d’inclusion (includierende gemeinsame Situation), caractérisées par un attachement modéré, par ex. la sympathie, mais sans conséquences pour la situation personnelle.
Les peuples, des fois aussi des communautés régionales historiques vivent dans leurs spécifiques situations communes d’implantation. Mais grâce à l’intégration réciproque dans des atmosphères collectives des voisins, les différentes formes culturelles deviennent compréhensibles comme manifestations d’une base commune de l’expérience vécue en Europe (Schmitz, 2002). Un organisme sans aura atmosphérique comme l’UE ne pourra jouer au mieux un rôle de facilitateur. Mais jusqu’ici, l’UE est hostile à l’épaisseur historique et culturelle des nations et régions ; elle s’arrange bien du discours cosmopolite qui vante la forme existentielle du vagabond international, les identités bricolées, l’hybridité et le métissage. Dans les années 1990, ces notions décrivaient le profil avant-gardiste des nouvelles élites internationales, mais à présent elles sont propagées comme modèle général dans le débat académique et sociétal, postulant une autorité normative (Großheim, 2002 : pp. 463-473). Puisque le programme Erasmus fait partie de ce courant cosmopolite transculturel, je propose comme alternative le programme Montaigne, européen et interculturel par le fait de cultiver une résonance charnelle avec un pays d’élection à travers une langue d’adoption.
4.2. Devenir européen par une langue d’adoption
Dans cette perspective, l’acquisition d’une langue étrangère ne se réduira plus à un sujet de la didactique langue étrangère et d’un savoir de civilisation. L‘apprenant du programme Montaigne se trouvera plutôt devant le défi de développer la compétence pour le non-explicite, à savoir les ambiances et atmosphères. Dans cette perspective, on comprendra la portée du conseil du linguiste Jürgen Trabant que devenir européen ne passe pas par le plurilinguisme, aussi utile qu’il soit, mais par le choix d’une langue d’adoption (Trabant, 2012 ; idem, 2014): Comme dans le cas d’un enfant adopté, dont on suit avec affection et patience le développement et les nouvelles perspectives sur le monde, une langue d’adoption engage l’affectivité, demande de la patience et permet de voir le monde avec d’autres yeux. Trabant plaide pour les langues comme les « lieux de la mémoire européenne », je dirais : comme situations européennes d’implantation, générées, transformées et régénérées par l’implication affective. Ainsi, les Européens s’approchent de « l’unité dans la diversité » puisque les différents apprenants se rejoignent dans la même perspective, générant ainsi une situation commune d’implantation européenne. La devise philosophique de l’unité dans la diversité, incomprise et détournée par l’UE, vise non un programme politique, mais le nomos implicite de se reconnaître soi-même dans le dévouement des autres pour leurs langues d’adoption grâce aux liens avec l’espace atmosphérique et charnel (Müller-Pelzer, 2018 a). Dans la perspective des citoyens, il en résulte la responsabilité commune pour les langues européennes à l’égal de l’éducation, de l’environnement, du climat global ou des animaux.
- Conclusion
L’identification de l’UE avec l’Europe obéit à la stratégie de donner au nouveau global player l’idée-force nécessaire. La critique de cette stratégie et la délimitation du concept de l’UE ne s’appuient pas sur une définition discursive de l’Europe étant donné que le sentiment d’être européen trouve sa source au domaine préréflexif qui échappe aux définitions. Le premier pas vers l’expérience vécue involontaire entre Européens est de s’émanciper de l’anesthésie politique pratiquée par l’UE. Les tentatives réitérées de voiler les conséquences du globalisme aboutissement à un état d’absence collective, incompatible avec le précepte primordial occidental : « Connais-toi toi-même. ». Ce précepte ne recommande pas l’introspection solitaire, mais d’examiner la qualité des arguments concurrents. La culture européenne est une culture de discussion. La politique des atmosphères destinée à ancrer l’irresponsabilité au niveau préréflexif, par contre, vise à court-circuiter l’échange du pour et contre en faveur d’une ambiance hermétique d’infatuation. Pour la combattre, il faut se débarrasser des poids morts de la tradition philosophique qui déforment notre perception de nous-mêmes et du monde ambiant, en particulier le naturalisme de la « physique sociale », qui est responsable de l’avènement du dogme de la croissance économique infinie. Contre la perspective du regard distancié de nulle part (Nagel, 1993), le choix d’une langue d’adoption permettra aux Européens d’intégrer leur situation personnelle respective dans une situation commune d’implantation voisine.
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