Quantified self et définition de la santé

Etre en tout temps informé de son rythme cardiaque, de sa tension artérielle, de sa glycémie ou de son taux d’oxygène dans le sang… Perspective stimulante pour certains, angoissante pour d’autres, la technologie du quantified self ou automesure est en tous les cas devenue aujourd’hui une réalité accessible au grand public par le biais des objets connectés.

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    Avec des incidences certaines sur le rapport de l’individu à son propre corps. Certains s’inquiètent déjà des conséquences sur la protection des données et redoutent une pression accrue exercée sur les individus, désormais davantage (trop ?) responsabilisés quant à leur maintien en forme.

    Mais le quantified self paraît également ressusciter un vieux problème de la philosophie de la médecine. Qu’est-ce que, tout simplement, qu’un corps sain ? Quelles sont les limites entre le normal et le pathologique ? L’automesure crée l’illusion – en tout cas chez les utilisateurs – que la santé serait un état quantifiable, un « score » qui signalerait une correspondance plus ou moins réussie avec une série de constantes physiologiques. C’est cette illusion d’une mesure objective de la santé et de la maladie que combattait déjà le médecin et philosophe Georges Canguilhem en 1943 dans Le Normal et le pathologique : « Il n’y a pas de pathologie objective. On peut décrire objectivement des structures ou des comportements, on ne peut les dire « pathologiques » sur la foi d’aucun critère purement objectif. » (p. 153) En effet pour Canguilhem toute anomalie n’est pas en soi une maladie. La norme physiologique est avant tout descriptive et statistique, elle fixe seulement un état de fait majoritairement observé. Canguilhem cite en ce sens des études de son temps qui révèlent que « sur 84 indigènes de Brazzaville, 66% ont présenté une hypoglycémie », ou s’émerveillent devant des yogis hindous capables d’« obtenir un changement du rythme du pouls allant de 50 à 150, une apnée de 15 minutes, une abolition presque totale de la contraction cardiaque » (p. 107-111). Ces cas, qui font exploser les normes physiologiques, ne sont pas pour autant pathologiques. Il s’ensuit pour Canguilhem que la définition de la santé ne peut se passer du vécu de l’individu. « Ainsi, de l’aveu même d’un savant, l’anomalie n’est connue de la science que si elle a d’abord été sentie dans la conscience, sous forme d’obstacle à l’exercice des fonctions, sous forme de gêne ou de nocivité. » (p. 84)

    Cette réflexion amène le philosophe à critiquer sévèrement la tendance à substituer la mesure chiffrée à l’évaluation subjective, le test à l’entretien clinique : « Quand on parle de pathologie objective, quand on pense que l’observation anatomique et histologique, que le test physiologique, que l’examen bactériologique sont des méthodes qui permettent de porter scientifiquement, et certains pensent même en l’absence de tout interrogatoire et exploration clinique, le diagnostic de la maladie, on est victime selon nous de la confusion philosophique la plus grave, et thérapeutiquement parfois la plus dangereuse. (p. 152)

    Cette « désubjectivation » de l’expérience, qui imprègne aujourd’hui même le rapport du sujet à son propre corps (consulter ses constantes pour savoir si on est en bonne santé, pourquoi pas sortir un thermomètre pour savoir si on a chaud ou froid…), semble une nouvelle étape d’une tendance décrite au XXe siècle par la phénoménologie. Edmund Husserl, dans la Krisis de 1935-1937, relate le processus de mathématisation du réel et d’oubli progressif du monde quotidien et pré-scientifique qu’il appelle « monde de la vie » (Lebenswelt). Pour Husserl c’est Platon le premier, recouvrant le sensible d’un « vêtement d’idées » mathématique, qui jette les bases d’un monde où « nous prenons pour l’Etre vrai ce qui est Méthode » (§9). Les concepts mathématiques, pourtant entièrement dérivés de l’expérience sensible, inventés à des fins pratiques, acquièrent chez Platon le statut d’Etre véritable et relèguent les objets sensibles au rang de pâles copies. Mais c’est avec la physique galiléenne que le monde des formes prend définitivement le pas sur le Lebenswelt. La géométrie figée des Grecs devient dynamique et capable de rendre compte même des qualités sensibles des corps et de leurs transformations. Tous les phénomènes se voient ainsi eux-mêmes formalisés et mis en équations : la chaleur est agitation de particules, le son est onde. Dès lors, l’expérience quotidienne de la chaleur et du son est rejetée par la science dans la sphère subjective, elle devient affaire de ressenti, de psychologie, de point de vue. Elle n’est plus qu’une saisie imparfaite du réel objectif, défini comme le mathématisable (§34).

    Ce faisant, la science oublie selon Husserl son lieu de naissance. « Ce qui est effectivement premier, c’est l’intuition simplement subjective-relative de la vie pré-scientifique du monde » (§34). Le monde de la vie demeure le « sol de validité constant » des opérations scientifiques (§33), qu’il s’agisse d’attester des lois (c’est dans le monde de la vie que le physicien voit ses instruments de mesure et entend battre des chronomètres) ou tout simplement de faire émerger une question. De fait, dans le cas de la médecine, la distinction entre mesures normales et anormales ne prend sens, comme le dit Canguilhem, que par référence à la dualité vécue de la santé et de la maladie, à la « polarité dynamique de la vie ». L’émergence d’un quantified self mal interprété reviendrait à entrer dans une troisième étape du processus, non encore envisagée par Husserl, qui ferait du nombre non seulement la mesure de toute chose, mais aussi… du vécu subjectif lui-même. Or comme le montre Canguilhem, aussi précise que soit la mesure ou l’automesure, elle ne saura jamais dispenser du sentiment interne du sujet, et, dans un cadre de soins, du traditionnel « Comment allez-vous ? ».

    À lire :

    • Edmund Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, traduit par Gérard Granel, Paris, Gallimard, 1976.
    • Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, PUF, 2009.