Revue de presse philosophique semaine du 27/11/2023

Approche philosophique des évènements politiques et sociétaux français.

Semaine du 27 novembre au 3 décembre 2023

    Jordan Bardella, président du Rassemblement National (RN), parti français d’extrême droite, s’est rendu ce dimanche 3 décembre à la salle des congrès La Fortezza à Florence (Italie). Invité par Matteo Salvini, leader de la Lega (parti populiste d’ultra-droite), Bardella est allé défendre sa conception de l’Europe devant un parterre de représentants des différents partis de l'extrême droite européenne. Parmi eux, Kostadin Kostadinov, chef du parti nationaliste bulgare Renaissance, ouvertement anti-LGBT et anti-Roms. Étaient aussi présents le nationaliste Martin Helme, représentant estonien du parti Ekre et théoricien du « grand remplacement », et le leader tchèque Tomio Okamura qui avait affiché sans gêne son islamophobie en 2015, suggérant à ses partisans d’aller « promener des porcs près des mosquées ».

    Le but premier de ce rassemblement intitulé « Free Europe » était de préparer les élus du groupe Identité et démocratie (ID) au Parlement européen, composé, entre autres, du RN et du parti Alternative pour l’Allemagne (AfD). Certains membres de ce rassemblement sont pourtant des infréquentables et pourraient ternir l’image de certains partis comme le RN qui tente depuis des années de redorer leur blason et se fondre dans le paysage politique républicain. Pourtant, le RN n’a aucun souci à s’afficher au côté de l’AfD dont un des anciens membres exposait dans sa chambre un ordre SS signé d’Heinrich Himmler. Pas un problème selon Marine Le Pen, présidente du groupe RN à l’Assemblée nationale et absente de la conférence, puisque son parti cherche « des alliés et pas des clones ».

    Après l’élection de Giorgia Meloni en Italie en 2022, la récente victoire de Geert Wilders aux législatives aux Pays-Bas, la présidence de l’ultra-droite en Slovaquie et en Hongrie, les élus nationalistes sentent bien que leur moment est venu. Notons aussi qu’en Suisse, le parti d’extrême droite Union démocratique du centre (UDC) a remporté les élections législatives en 2023. En France, le RN gagne en popularité depuis 2002. Selon les sondages, près de la moitié des Français pensent que Marine Le Pen est apte à gouverner et 40% estiment qu’elle est proche de leurs préoccupations.

    Que fait l’extrême-droite pour séduire autant les électeurs ? Quelles sont les idées qu’elle véhicule ? Quelles sont les causes de la montée de cet électorat ?

     

    Des idées pour une idéologie

    Qu’il s’agisse du RN ou des autres partis d’extrême droite, certaines idées refont constamment surface et finissent par définir une idéologie que nous retrouvons aussi au sein de l'ultra droite (version non électoraliste ou légaliste de l'extrême droite). La première de ces idées véhiculées est la xénophobie, caractérisée par la stigmatisation de l’étranger et la peur de l’immigration. Au rassemblement Free Europe, nous pouvions entendre le leader bulgare Kostadin Kostadinov dire que « la population de souche européenne vieillit, diminue et se fait remplacer par des personnes africaines et asiatiques ». Ou bien l’estonien Martin Helme, qui dénonçait les « migrations de masse qui ont causé la mort et la destruction des sociétés ». La théorie du grand remplacement et du déclin des nations est aussi déployée en France par Éric Zemmour, chef du parti d’extrême droite Reconquête ! en France. Mettant en opposition les Français et les étrangers (surtout ceux de confession musulmane) pendant sa campagne présidentielle, il s’employait à mettre en exergue l’impossibilité d’une cohabitation entre les différentes cultures tout en créant des néologismes comme « francocide » pour parler des meurtres sur des français (entendu comme commis par des personnes issues de l’immigration). À force de faire grandir la peur de l’étranger dans un climat de guerre et d’attentats, ces partis ont réussi à imposer le sujet de l’immigration dans le débat politique. Si bien que, si jusque dans les années 1980 en France, les électeurs votaient majoritairement en fonction de critères socio-économiques, les électeurs font de nos jours plus attention au facteur culturel.

    Les personnes étrangères ne sont pas les seules à subir cette stigmatisation. La peur de l’étranger est toute aussi forte que la peur de ce qui est « étranger » aux valeurs judéo-chrétiennes mises en avant chez les partis d’extrême-droite, la famille et la sexualité étant aussi au centre du débat. Allergique aux luttes pour les droits LGBT, la droite conservatrice prône le « retour » à la famille hétérosexuelle. La diabolisation de la gauche passe en partie par cette lutte contre une forme de « décadence » prônée par les partis progressistes, à l’image de l’élu roumain George Simion qui, lors de Free Europe, accusait « la gauche qui veut supprimer les nations et la famille naturelle ».

    En plus des étrangers, des minorités sexuelles et des gauchistes, l’extrême-droite fustige les écologistes et l’Union Européenne qui, selon Bardella, « cherche à imposer l’idéologie de la décroissance civilisationnelle, agricole et industrielle ». Mais l’Europe, en plus d’être la complice de la décroissance, serait, de façon très paradoxale, l’alliée capitaliste des Américains, incapable de se défendre face aux nations étrangères. « C’est parce que nous aimons l’Europe, que nous refusons que notre continent devienne la proie de Washington ou de Pékin, le paillasson d’Erdoğan ou l’hôtel cinq étoiles de l’Afrique » a proclamé Bardella en toute sérénité.

     

    L’extrême droite souhaite une fermeture au monde. C’est une politique qui vante le « chacun chez soi » afin qu’une certaine version de la culture et de la tradition soit préservée. Le refus du changement se caractérise par l’hermétisation à toute autre culture, à tout questionnement sur la sexualité, sur le genre, sur les pratiques déjà installées qui, à l’instar des pratiques d’agriculture de masse, sont dévastatrices pour l’environnement. L’ennemi politique est incarné par tous les individus qui questionnent la tradition, la religion et les anciennes mœurs : personne étrangère qui immigre quelles que soient les raisons, gauchiste progressiste, écologiste qui se bat contre les pratiques écocides, militants qui prônent plus d’inclusion et qui bousculent les idéologies stagnantes. Pour renforcer sa ligne politique, l’extrême droite fait tout pour décrédibiliser ses adversaires. Elle lie souvent immigration et criminalité, accuse la gauche d’être chaotique et de cautionner le déclin des valeurs nationales, défend une position climato-sceptique pour ne pas se confronter à la nécessité de changer nos pratiques et fustige toute idéologie progressiste, souvent qualifiée de « wokisme », en dénonçant leur non-conformité à la tradition de la famille hétérosexuelle.

    Bien que caricaturale, la vision de la société de Jordan Bardella et de ses alliés séduit les foules. Quelles sont les causes de l’adhésion à des idées aussi extrêmes ?

     

    Origine des idées d'ultra-droite

    Les causes de la montée de l’ultra-droite sont multiples et ne sauraient être analysées en détail dans un article aussi court. Cependant, il nous est possible de déceler quelques causes qui ont impulsé la tendance extrémiste en France. Tout d’abord, il nous faut écouter les revendications des électeurs du RN. S’il existe un climat de méfiance contre l’élite politique (aussi nommé « technocrates »), c’est bien parce que la population française a traversé de nombreuses périodes de déception politique. Dans la revue de presse du 28 août, nous avions déjà expliqué pourquoi le RN était devenu si populaire. L’abstention, qui a progressé depuis 1980 chez les classes populaires, a profité au RN. Le vote populaire de gauche a diminué tandis que l’électorat de la droite conservatrice a continué de voter. De plus, le discours sécuritaire s’est amplifié. Si Marine le Pen n’est pas encore au pouvoir, la politique autoritaire est déjà en place. Comme le rappelle la juriste Dominique Rousseau, « sur les huit dernières années, la France a vécu cinq ans sous le régime de l’état d’urgence, soit sécuritaire, soit sanitaire. » Dans ce même climat, Gérald Darmanin a fait la guerre aux militants écologistes, les qualifiant « d’éco-terroristes ». Malgré son échec de faire dissoudre le mouvement des Soulèvements de la Terre, le ministre de l’Intérieur se sera employé à faire passer les écologistes pour de dangereux criminels. La politique macroniste sert déjà le RN qui, selon Dominique Rousseau, « n’aura pas besoin de faire voter de nouvelles lois » s’il arrive au pouvoir.

    Aujourd’hui, la politique française se divise en trois axes qui sont la gauche écologiste et sociale, incarnée par les différents partis de la NUPES, la politique libérale macroniste et la droite conservatrice du RN, soutenue par certains élus du parti Les Républicains. Cependant, la droite macroniste a saisi l’importance du discours sécuritaire, ce qui les a conduits à tenir des discours fermes sur les sujets de l’immigration ou sur les familles des jeunes des quartiers populaires lors des émeutes par exemple.

    De plus, le gouvernement actuel incrimine les différents militants et partis de gauche, notamment la France Insoumise, et les met dans le même panier anti-républicain que l’extrême droite. Cela ne peut que ravir le RN qui, en continuant sa quête de dédiabolisation, profite de la diabolisation de la gauche. Seulement, en plus de tenir un discours conservateur et autoritaire, le RN a l’avantage de n’avoir jamais été au pouvoir. Cela leur permet à la fois de critiquer les gouvernements passés, en leur mettant tous les échecs de la France sur le dos, mais aussi de s’auto-proclamer comme LA solution aux maux des Français. Le RN se présente comme un parti proche du peuple et de ses préoccupations, se dressant contre les « technocrates de Bruxelles ».

    Certes, la confiance des Français envers les politiques a des raisons d’être ébranlée. Le système électoral est défaillant. Il est possible de remporter une élection présidentielle en obtenant seulement 25% de voix au premier tour, permettant à une minorité de la population de défendre ses intérêts. Les abstentionnistes sont, pour certains, des citoyens qui se sentent délaissés par le système politique et ne font plus confiance à la parole des candidats pour lesquels ils auraient normalement voté. Ce climat électoral profite largement aux extrêmes ou, le cas échéant, à une politique libérale qui ne procède à aucun changement et qui ne fait que nourrir la déception de ceux qui espéraient encore voir des améliorations dans leur vie. Une des causes de l’assentiment envers les partis dits « classiques » est la perte de confiance due à l’inaction et aux promesses non-tenues. Le manque de radicalité et d’effectivité des mesures proposées n’amène aucunement à une transformation de la société. La volonté politique reste dirigée vers un système libéral capitaliste qui, malgré tous les dégâts sociaux et environnementaux qui lui sont attribués, continue d’être préféré à un autre système qui demande à la fois plus d’engagement, de courage, mais aussi un réel souci des enjeux climatiques et des inégalités sociales. Cependant, s’il est légitime de critiquer l’inaction gouvernementale, il est aussi malintentionné de faire rêver l’électorat français à travers un programme autoritaire et anti-immigration.

     

    Ne pas se faire avoir

    L’inaction politique, l’inflation, les migrations climatiques et de guerre ne doivent pas nous faire oublier les causes réelles de nos problèmes. Il est trop aisé de se laisser aller au fantasme et de trouver des explications simplistes, réduisant tous nos soucis à l’immigration, aux technocrates ou aux gauchistes. Oublier le réel ne le rend pas plus beau. Malgré les difficultés auxquelles nous nous confrontons, il nous faut accepter la nuance et la complexité. Plutôt que de s’engouffrer dans les extrêmes, mettons de la vigueur à confronter le gouvernement à son inaction. Les manifestations servent à cela, tout comme les procès attaquant l’inaction climatique du gouvernement. Les initiatives locales nous aident aussi à avoir un pouvoir plus fort sur les décisions qui nous concernent. Diverses associations luttent contre la corruption de nos politiques, contre les mesures écocides, aident les personnes les plus démunis à vivre. Seulement, puisque la politique française reste très centralisée et possède un pouvoir conséquent, il faut aussi qu’un nouveau fonctionnement démocratique soit impulsé pour que les plus défavorisés cessent de payer le prix des inégalités grandissantes. Le choix de l’extrême droite au pouvoir ne fera que maintenir une politique de rigueur en mettant en plus de côté toutes les personnes qui ne font pas partie de sa définition archaïque du citoyen français (minorités religieuses, LGBT…).

    Certaines personnes pourraient développer un argument autour d’une nécessité de l’extrême droite au pouvoir afin que les Français réalisent la nocivité de tels individus. Selon cet argument, il nous faudrait accepter que l’extrême droite gouverne pour que tous réalisent son incapacité à gouverner. Bien qu’il soit facile d’anticiper une mauvaise gestion du pays par le RN, cette stratégie « du dégoût » n’est pas efficace. La mémoire politique est courte et les idées xénophobes pérennes. La violence passée n'éradique pas la violence future. Si le XXe siècle a connu l’extermination des juifs sous Hitler, les goulags en Union Soviétique et d’autres tueries de masses (génocide des Arméniens, des Tutsis au Rwanda, des Hereros et des Namas en Namibie), cela n’a pas empêché les populations futures de se diviser. L’antisémitisme du XXe siècle et les drames qui lui sont liés n’ont pas éradiqué le complotisme contre les juifs ou les actes antisémites. La colonisation et les horreurs de la haine raciale n’ont pas éteint tous les foyers du racisme. Si les lois changent et les mœurs se transforment, il demeure toujours des personnes pour véhiculer la xénophobie ou d’autres formes d’intolérances. Les lois ne transforment ceux qui ont été nourris dans le rejet de ce qui est étranger, elles les contraignent simplement à ne plus exprimer leur haine. Si les atrocités commises au nom de la race, de la religion ou de l’économie n’ont pas suffi à endiguer le retour de l’intolérance et le réflexe sécuritaire, l’échec politique d’un gouvernement d’extrême droite comme le RN n’aura pas plus d’effet. Ce genre de pari est par ailleurs dangereux car nul ne sait jusqu’où ces dirigeants politique pourraient aller. Il est impensable que certaines personnes, issues des minorités critiquées par le RN, subissent une politique qui les poussera vers la sortie. Ces gens-là ne doivent pas devenir les sacrifiés d’un pari incertain. La lutte contre ce type d’idéologie ne passe donc pas par l’espoir de son autodestruction.

     

    Référence