L'imagination, comment l'interroge-t-on en philosophie?

    Diverses catégories
    La liste non exhaustive suivante permet de se faire une idée des manières dont on peut interroger l’imagination en philosophie. Dans la catégorie « autonomie et variétés », nous cherchons à savoir si l’imagination est autonome, quels sont les traits qui caractérisent les états de l’imagination et quels états mentaux entrent dans le cercle de l’imagination. Dans la catégorie « interactions entre l’imagination et les autres phénomènes psychologiques », nous nous demandons plus précisément quels états mentaux ont une contrepartie imaginative. Puis, nous nous questionnons au sujet des similitudes et des différences, s’il y en a, entre par exemple, la croyance et la croyance imaginée ou l’activité de faire semblant de croire. Dans la catégorie « contextes où l’imagination semble jouer un rôle », nous cherchons à dresser une liste des contextes et cherchons à savoir quel est le rôle fonctionnel de l’imagination dans le contexte en question. Parmi les contextes pertinents, il y a l’engagement avec les fictions (bien que Matravers ne soit pas d’accord[1]), les jeux de faire semblant (Walton[2]), la création (Gaut[3], Stock[4]), l’empathie (Langton[5] et Stueber[6]), la planification et la recherche scientifique notamment à travers les expériences de pensée, la modélisation ou les dessins mathématiques. Certains soutiennent que la mémoire épisodique et un type d’imagination sont intrinsèquement liés (Hopkins[7], Corrado[8]), d’autres que le rêve est un cas d’imagination (Ichikawa[9]).

     

    Débats et variations
    Afin de mieux cerner les contours de l’imagination telle que nous la discutons en philosophie, nous devrions avoir à l’esprit que les débats au sujet de l’imagination sont nombreux.

    Le désaccord le plus important concerne l’autonomie de l’imagination. La plupart des philosophes soutiennent que l’imagination est autonome, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une catégorie sui generis[10]. D’autres nient l’autonomie de l’imagination et soutiennent que si l’imagination existe, elle est réductible à un autre état mental ou à un groupe d’autres états mentaux[11].

    Un autre désaccord oppose les théoriciens du code unique et les simulationnistes ; les premiers soutiennent qu’il y a uniquement de l’imagination cognitive ou similaire aux croyances (Sinhababu[12], Weinberg[13]) les autres que l’imagination peut recréer des états de croyance, mais aussi de désir, de perception[14] et d’émotions pour ne citer que quelques états mentaux. Parmi les simulationnistes[15], certains soutiennent que l’imagination est transparente aux émotions (Currie et Ravenscroft[16]), d’autres qu’elle n’est pas transparente aux émotions, mais aux désirs (Kind[17]), d’autres encore soutiennent que tous les états mentaux ont une contrepartie imaginative (Mulligan[18]). Par transparence, il faut comprendre une impossibilité à recréer de manière imaginative l’état mental en question.

    Gardons aussi à l’esprit qu’il existe au moins cinq dimensions le long desquelles l’imagination est susceptible de varier. Les déclencheurs ou prompts constituent l’une de ses dimensions. L’imagination peut être déclenchée, notamment par les propositions qui constituent les œuvres de fiction, mais nous pouvons également imaginer sans être invités à le faire ou pour le dire autrement, sans déclencheur déterminé.

    Lorsqu’un enfant, après avoir visionné les aventures de son héros préféré, joue à faire comme s’il était un grand aventurier, que sa chambre devient la jungle et son lit un radeau de fortune, il y a sans doute un déclencheur au processus imaginatif qu’il met en route. En revanche, lorsque vous regardez l’une des nombreuses séries télévisées actuelles et prenez conscience que vous êtes en train d’imaginer à quoi ressemblera la séance que vous êtes censé animer l’après-midi suivant (le nombre de participants, son succès, les possibles questions qui seront soulevées, la tenue que vous devriez porter pour l’occasion, etc.), il est moins clair de savoir quel est le déclencheur. Une précision s’impose ici : il s’agit de mentionner qu’il est nécessaire que prompt ne signifie pas cause, sans quoi la variation de type prompts n’est pas évidente. En effet, il y a sans doute une explication causale à chacune de nos occurrences imaginatives, allant de la requête d’imaginer à la volonté de le faire en passant par nos émotions et perceptions[19].

    Deuxièmement, nous devrions considérer la distinction notamment établie par Walton entre les imaginations de base et les imaginations de type « faire semblant » que je préfère appeler, par souci de clarté, imaginations dérivées. Reprenons l’enfant-aventurier dans sa chambre-jungle qui a imaginé que ses jouets sont autant d’animaux dangereux qu’il faut à tout prix éviter. Supposons encore que le soir venu, l’enfant dans son lit imagine que de grandes mygales pourraient s’y glisser ; après tout, il y a quelques heures la chambre était la jungle dans l’esprit de l’enfant. La différence entre les occurrences imaginatives mentionnées peut s’expliquer ainsi. L’imagination selon laquelle l’enfant est un aventurier est une imagination de base, fondée sur le dessin animé visionné ; que les jouets sont des animaux dangereux et que des mygales pourraient se glisser sous ses draps sont des imaginations dérivées de l’imagination de base.

    Une troisième variation concerne le caractère volontaire des occurrences imaginatives. Les imaginations pourraient être volontaires ou involontaires, plus précisément sous le contrôle de la volonté ou non. Si nous reprenons les occurrences imaginatives de l’enfant-aventurier, son imagination de base est soumise au contrôle de sa volonté ; après tout, il peut jouer vingt minutes, s’ennuyer et interpeler son frère à qui il proposerait de jouer à faire semblant qu’ils sont Tintin et Milou pour le reste de l’après-midi. Or, lorsque l’enfant imagine que ses jouets sont des animaux dangereux ou que des mygales se glissent sous ses draps, le contrôle de la volonté semble absent. Il est vrai toutefois que l’enfant peut décider de modifier ses imaginations dérivées, par exemple en essayant d’imaginer autre chose à la place. Dans ce cas, nous pourrions parler d’imaginations soumises à la volonté en ce sens que nous pourrions au moins faire quelque chose pour essayer de les modifier ou de les faire cesser[20].

    La quatrième variation concerne la collaboration ; nous sommes capables de nous engager seuls ou en groupe dans un processus imaginatif. Pensons au célèbre exemple des enfants jouant dans une forêt, et qui, d’un commun accord, font comme s’il y avait un ours, à chaque fois qu’ils rencontrent une souche d’arbre[21]. Peu importe l’image de l’ours - très certainement individuelle et privée - que chaque enfant se représente ; le processus imaginatif ainsi que son contenu - faire comme si une souche d’arbre est un ours - est, dans ce cas précis, commun au groupe d’enfants.

    Finalement, les formes de l’imagination sont débattues. Il y a sans doute de l’imagination propositionnelle (imaginer que p), mais peut-être également de l’imagination sensorielle (imaginer voir, entendre, sentir x), de l’imagination expérientielle (imaginer avoir une expérience) et de l’imagination constructive (lors de nos engagements avec les fictions).

    Un troisième désaccord oppose les partisans de l’imagination comme un guide vers la connaissance, ou plus fortement ceux qui défendent que l’imagination permet d’acquérir de nouvelles connaissances au sujet du monde (Williamson[22], Kind[23]) et ceux selon qui l’imagination ne peut rien nous apprendre de nouveau sur le monde (Spaulding)[24].

    Si les désaccords sont nombreux entre les différentes théories de l’imagination et s’il n’existe pas à l’heure actuelle de définition universellement admise de ce qu’est l’imagination, au moins trois thèses[25] sont quasi-universellement admises au sujet de l’imagination.

     

    Points de convergence
    Premièrement, la plupart des philosophes soutiennent que l’imagination est un type ou un groupe de types primitifs. Nous soutenons que l’imagination est irréductible à un autre état mental ou à plusieurs autres états mentaux ; elle mérite, dans notre architecture mentale, sa propre boîte, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une classe à part.

    Nichols & Stich, dans leur livre Mindreading : An Integrated Account of Pretence, Self-Awareness, and Understanding Other Minds, présentent une théorie au sujet des mécanismes qui sous-tendent le mindreading ou la lecture de l’esprit. Il est nécessaire, pensent-ils, de distinguer la lecture de l’esprit d’autrui de la lecture de son propre esprit. Or, l’imagination est essentielle lorsqu’il est question de lire l’esprit d’autrui. Ainsi, après avoir décrit de manière systématique le faire semblant et l’imagination, ils proposent de considérer les représentations des états mentaux de faire semblant comme contenus dans un espace de travail mental distinct, la "boîte des mondes possibles", qui fait partie de l'architecture de base de l'esprit humain[26]. Pour se faire une idée plus claire de l’architecture mentale dont on parle, voici le schéma ainsi que l’indication[27] proposés par Nichols & Stich :

    Fig. 2.1 An initial proposal for the cognitive architecture underlying pretence which includes the Possible World Box (PWB) and the UpDater, and indicates that the Inference Mechanisms can work on representations in the PWB in much the same way that it can work on representations in the Belief Box.

    Deuxièmement, les états de l’imagination sont des états intentionnels. Une occurrence imaginative est au sujet de quelque chose comme l’est une occurrence de désir, une croyance, une perception ou une émotion particulière et contrairement, par exemple, à une démangeaison. Si l’imagination est un état mental et si tous nos états mentaux ont un contenu et un aspect attitudinal, alors l’imagination ne devrait pas échapper à la règle. Désirer que p, c’est se représenter p comme bon, croire que p et percevoir que p, se représenter p comme étant le cas. Ainsi, l’attitude particulière est porteuse d’information. Or, nous ne savons pas exactement quelle(s) information(s) porte l’attitude imaginer. En effet, imaginer que p où p symbolise un état de choses, peut être (1) se représenter p comme absent du domaine de perception ou (2) se représenter p comme inexistant ou (3) simplement se représenter p ou encore (4) se représenter p comme possible. Sartre dans L’imaginaire, considère les trois premières suggestions[28].

    Troisièmement, l’imagination n’est constitutivement limitée ni par la vérité ni par la véridicité. Une croyance est limitée par la vérité et une perception par la véridicité en ce sens que si une personne a une croyance que p, elle croit que p est vraie et si elle a une perception de (ou que) p, sa perception est véridique si p est effectivement le cas[29]. En revanche, nous pouvons imaginer contre ce que nous percevons[30], contre ce que nous croyons être le cas[31] et contre ce que nous croyons ne pas être le cas[32].

     

     


    [1] MATRAVERS, D., Fiction and Narrative, New York: Oxford University Press, 2014.
    [2] WALTON, K. L., Mimesis as Make Believe ; On the Foundation of the Representational Arts Cambridge Mass. ; Londres : Harvard University Press, 1990.
    [3] GAUT, B., “Creativity and Imagination”, in: Berys Gaut and Paisley Livingston (eds.), The Creation of Art: New Essays in Philosophical Aesthetics, New York: Cambridge University Press, pp. 148–173, 2003.
    [4] STOKES, D., “The Role of Imagination in Creativity”, in: The Philosophy of Creativity: New Essays, Paul E. & Kaufman S. eds., OUP, pp. 157-184, 2014.
    [5] LANGTON, R., IV— « Empathy and First-Personal Imagining », in: Proceedings of the Aristotelian Society, Vol. 119, Issue 1, pp. 77–104, April 2019.
    [6] STUEBER, K. R., “EMPATHY AND THE IMAGINATION”, in: Amy Kind (ed.), Routledge Handbook of the Philosophy of Imagination, Routledge, pp. 368-379, part V, 2016.
    [7] HOPKINS, R., « Imagining the Past: on the nature of episodic memory », in: Fiona Macpherson Fabian Dorsch (ed.), Memory and Imagination, Oxford University Press, 2018.
    [8] CORRADO, J., Engagement fictionnel, mémoire et empathie : trois contextes où l’imagination joue un rôle essentiel, trois contextes où se produit le phénomène de la résistance imaginative. Mémoire de master, Université de Neuchâtel, décembre 2022. Dépassant l’analyse de Hopkins, je soutiens qu’un état de mémoire épisodique n’est rien d’autre qu’un état de l’imagination d’un type, à savoir un état de l’imagination contrôlé par le passé et qui le représente.
    [9] ICHIKAWA, J., « Dreaming and Imagination », in: Mind and Language, vol.24, no.1, pp. 103-121, 2009.
    [10] KIND, A., “Introduction: Exploring Imagination”, in: The Routledge Handbook on Philosophy of Imagination, pp. 1-11, 2016.
    [11] En effet, selon Peter Langland-Hassan, les états de l’imagination sont réductibles à d’autres états mentaux que nous savons parfaitement expliquer, il s’agit selon le contexte dans lequel ils apparaissent de croyances, de désirs, de jugements, de décisions ou de combinaisons de ces états mentaux. Voir : LANGLAND-HASSAN, P., Explaining Imagination, Oxford University Press, 2020.
    [12] SINHABABU, N., « Imagination and Belief », in: Amy Kind (ed.), The Routledge Handbook of Philosophy of Imagination, Routledge, pp. 111-123, 2016.
    [13] WEINBERG, J., “Configuring the cognitive imagination”, in: New Waves in Aesthetics, eds. Stock K. & Thomson-Jones K., 203-223, 2008. (Palgrave Macmillan)
    [14] NANAY, B., « Imagination and Perception », in: Amy Kind (ed.), Routledge Handbook of the Philosophy of Imagination, Routledge, pp. 124-134, 2016.
    [15] GOLDMAN, A., Simulating minds: The philosophy, psychology, and neuroscience of mindreading, Oxford University Press, 2006.
    [16] CURRIE, G. and RAVENSCROFT, I., Recreative Minds: Imagination in Philosophy and Psychology, New York: Oxford University Press, 2002.
    [17] KIND, A., “The puzzle of imaginative desire”, Australasian Journal of Philosophy 89/3, pp. 421-439, 2011.
    [18] MULLIGAN, K., « La varietà e l’unità dell’immaginazione », in : Rivista di Estetica, 11/2, pp. 53-67. Mulligan écrit : Si consideri l’insieme di tutti i tipi di modi mentali, ossia di tutti i tipi di atteggiamenti, proposizionali e non. Esattamente il 50% di questi tipi di atti e stati sono immaginativi. A ciascun tipo di modo immaginativo corrisponde un tipo di modo non-immaginativo, e viceversa. p. 54. Article disponible en ligne.
    [19] Parmi les déclencheurs, si déclencheur est entendu au sens de ce qui explique causalement l’occurrence imaginative, nous devrions considérer la requête (on vous demande d’imaginer que p ou d’imaginer x), la volonté (de jouer, de s’engager avec une fiction, de planifier ou de faire un choix, de comprendre un point de vue par exemple, de trouver des solutions, de laisser son esprit vagabonder, d’exercer sa capacité à imaginer), les émotions, la perception. La liste n’est pas exhaustive.
    [20] Ichikawa, dans l’article référencé à la note 9 ci-dessus, soutient que si toutes les occurrences imaginatives ne sont pas sous contrôle volontaire, elles sont toutes soumises à la volonté.
    [21] L’exemple est de Kendall L. Walton, in: Mimesis as Make Believe ; On the Foundation of the Representational Arts.
    [22] WILLIAMSON, T., « Knowing by Imagining », in: Knowledge Through Imagination, Amy Kind & Peter Kung eds., Oxford, Oxford University Press, 2016.
    [23] KIND, A., « Imagining Under Constraints », in: Knowledge Through Imagination, Amy Kind & Peter Kung eds., Oxford, Oxford University Press, 2016. KIND, A., « Imaginative Experience », in: Uriah Kriegel (ed.), Oxford Handbook of Philosophy of Consciousness, forthcoming. KIND, A., « What Imagination Teaches », in: John Schwenkler & Enoch Lambert (eds.), Becoming Someone New: Essays on Transformative Experience, Choice, and Change, forthcoming.
    [24] PAULDING, S., « Imagination Through Knowledge », in: Knowledge Through Imagination, Amy Kind & Peter Kung eds., Oxford, Oxford University Press, 2016.
    [25] KIND, 2016, pp. 1-11.
    [26] NICHOLS, S., & STICH, S., Mindreading: An Integrated Account of Pretence, Self-Awareness, and Understanding Other Minds, Oxford University Press, 2003, résumé de l’ouvrage.
    [27] NICHOLS, S., & STICH, S., 2003, p. 32.
    [28] SARTRE, J-P., L’imaginaire, Folio essais, Gallimard, p. 32, 1940. La quatrième suggestion est pourtant des plus intéressantes si l’on considère notamment les expériences de pensée. Se placer sous le voile d’ignorance (J. Rawls) n’est-ce pas se représenter une situation hypothétique comme possible ? Et la célèbre expérience de pensée de Galilée qui a montré l’erreur de la théorie aristotélicienne du mouvement ne fonctionne-t-elle pas justement parce qu’elle conduit à deux possibles contradictoires ? Bien sûr, Sartres pense le monde comme composé d’objets. Je soutiens que nous comprenons mieux le monde comme composé d’états de choses. Je suis Dokic qui soutient dans DOKIC, J., « Epistemic perspectives on imagination », in : Revue internationale de philosophie, vol. 243, no. 1, pp. 99-118, 2008, que l’imagination est essentiellement propositionnelle.
    [29] Cette troisième thèse conduit certains philosophes à croire que l’imagination devrait être classée parmi les états mentaux spéculatifs comme les suppositions et les hypothèses, mais tous les philosophes ne sont pas d’accord à ce sujet non plus.
    [30] Imaginer qu’il pleut, alors que le soleil brille.
    [31] Je crois qu’il est difficile de faire s’envoler une maison, mais je peux imaginer qu’une maison s’envole attachée à une montgolfière.
    [32] Je ne crois pas que les poules ont des dents, mais je peux imaginer qu’elles en ont.